jeudi 8 octobre 2009

J'aime pas le matin



J'aime pas le matin.

D'abord, y a la stridence du réveil qui m'arrache à mes rêves, qui vient violer mon oubli, perturber mes songes, affolée je le coupe, et ça me serre la gorge, là, tout de suite. Je dois me lever.

Il est quatre heures et demie, mon train est dans deux heures, il pleut, j'ai froid, et j'ai envie de pleurer, comme tous les jours. Je ne peux rien avaler, je zappe, toilette, ça caille, il fait nuit, y en a encore pour quatre heures avant le jour et il sera dégueulasse, il pleut. Dehors les lampadaires jaune pisseux font briller l'asphalte, je vais être trempée d'ici la gare, ça va être top, tiens. Dans le garage je fixe mon sac sur le porte-bagage du vélo, je ferme mon anorak, cache-col bien enfoncé, ça va me dégouliner sur le jean et le tissu va tirer, coller à la peau, l'eau froide sera cinglante et là ça y est, dehors sous le auvent mon vélo à la main je chiale, j'en ai marre, j'aime pas ma vie.

L'heure tourne, faut y aller. Je pars, la gare est à l'autre bout de la ville, à cette heure-ci y a personne ou quasi dans les rues, je m'élance, je roule le plus vite possible, en avoir terminé rapidement. Le vélo je le laisse à la gare, avec l'antivol, au garage à vélos. La Micheline est déjà à quai, je grille ma clope avant de monter, le jaune pisseux me poursuit même ici, la pluie ruisselle, j'ai froid, j'ai sommeil, j'ai pas envie d'être là, et aucun des autres non plus, ça se voit à leur tronche.

J'aime pas le matin.

Je me pose à une place, après avoir fourré mon sac au-dessus de ma tête ; mon jean me tire la peau, mes cheveux dégouttent, je renifle, on est plus ou moins tous pareils, à cette heure-ci, ensommeillés, grognons, dégoulinant et profondément malheureux, ça se lit dans les regards mornes. Ça sent le chien mouillé, presque personne ne parle, sinon à mi-voix. On va passer une heure dans ce train, avant d'avoir à se recoller sous la flotte. Les gens, y en a de deux sortes : les jeunes qui vont à leur bahut, et les prolos qui vont bosser. Je me rencogne contre la vitre, je vais essayer de dormir...Le train se remplit, on va bientôt - on est parti. Ici ou là on essaie de prolonger la nuit, glaner un peu d'oubli, c'est pas du luxe devant la journée qui attend.

Chacun est comme une île au milieu de la tempête, cou enfoncé dans les épaules, mains dans les poches, tu sens tout ce paquet de solitudes qui persistent à survivre, le regard vague ou les paupières closes, et de gare en gare le train va se remplir de dizaines de clones, trempés et misérables d'avoir à être là, dans la fin de la nuit, entre la pluie et la longue journée qui s'annonce. Je me sens écrasée de toute cette misère entassée, la gorge nouée, j'ai envie de fuir. Alors toute une vie, c'est ça ? C'est ça, et on guette les matins libres où les yeux s'ouvrent sur le jour, trop rares, on va subir ça des années entières, toute une vie, à attendre ces rares jours où l'on pourra échapper à la stridence du réveil qui viendra bousiller nos nuits ? Je pense à mon lit tiède, je n'aime pas me lever. Je vois mon futur tous les jours et j'ai envie de me flinguer. J'ai dix-sept ans, la trouille au ventre et l'envie de fuir.

Le train roule et grignote le temps, les gares défilent, les portes du wagon engloutissent de plus en plus de gens mouillés, silencieux, le calme est alors rompu cinq minutes, on jette un œil sur ceux qui passent, "les nouveaux", qui se casent et nous rejoignent aussitôt dans l'art de s'isoler en soi, mimétisme des matins morts-nés - à part nous autres scolaires qui "préparons l'avenir", les adultes eux vont "gagner leur vie" - et il m'arrive de me demander quel péché on expie, tous ensembles là, dans ce train du matin, jour après jour, à ruminer l'innocence perdue de nos nuits désirées....

Un frisson nous parcours comme une longue échine, quand le haut-parleur crachotant annonce l'entrée en gare, ça y est, la grosse limace crème et rouge va régurgiter son contenu, ça remue, on s'ébroue, des garçons ont déjà les bras dans les filets pour descendre les sacs, dehors ça pisse plus que jamais et il fait toujours nuit, dans trois quarts d'heure la sonnerie inhumaine du bahut annoncera le début des cours, j'ai la nausée. Debout à présent nous attendons, dents serrées, l'horrible crissement des freins de la Bête qui nous transporte, son immobilité dans un dernier crachotement rauque et l'ouverture des portes. Les uns après les autres nous sortons à quai, assurant d'un coup d'épaule balancé le sac derrière le dos, et la marche est rapide, tout de suite, comme pour s'enfuir au plus vite, dégager l'endroit, entrer enfin dans la journée. La pluie cingle encore, les premières gouttes sur le visage recueillent toutes les malédictions de la terre.


(à suivre)

34 commentaires:

  1. Et bientôt le prince charmant....(?)
    Et la route vers le soleil...
    A bientôt.

    RépondreSupprimer
  2. Salut J.C ! Le prince charmant, il a mis 4 ans de plus pour arriver, à l'époque je me contentais du "tout venant", très pragmatique.
    Et la route, purin, j'aurais bien aimé ! :)

    RépondreSupprimer
  3. Comme je te comprends - et comme c'est bien écris ! Ou, comme chantait l'autre, "J'veux du soleil !".

    Bises
    L'oiseau

    RépondreSupprimer
  4. Merci, l'Oiseau ! remarques je sais jamais ce que je veux, parce que là, vu la sécheresse du sol, j'en aurais bien besoin, de la pluie !

    RépondreSupprimer
  5. Comme toujours, quel talent !
    On s’y croit, on y est, le nez dans le crachin, les pieds trempés, la nausée à l’estomac, avec cette évidence noire :
    je ne peux pas continuer comme ça sinon je me détruis ;

    Ton texte doit réveiller en chacun de tes lecteurs un de ces moments de mal être où les pieds collent à l’asphalte,
    s’y enlisent, tant la réalité nous rend étranger à nos rêves, à notre idéal, à notre devenir, à nous même !

    Il faut espérer que ces épreuves ne détruisent pas ceux qui les subissent mais leur donne la colère de la révolte,
    la force du refus, la combativité du changement d’aiguillage.
    Il faut espérer que, comme toi, ils aient en eux la passion qui t’a fait forger, au feu de la douleur, ton AUTRE vie ;
    même si aucune n’est une roseraie…

    RépondreSupprimer
  6. Ma petite sauvageonne
    je reviendrais lire tranquillement ton texte demain matin ..si je me réveille tôt ce sera le meilleur moment pour moi ..afin de savourer
    P'tite bise en passant

    RépondreSupprimer
  7. Merci, ma Dom, oui, il faut espérer ; mais je crains fort que la plupart ne se soient brisés sur le chemin, perdu en route, reniés à force, pour ne pas devenir fous....aussi avons nous ce monde là et non pas un autre vivable. Hélas.

    RépondreSupprimer
  8. Oui oui, Lyse ! Fais à ton idée ! Merci d'être passée...! bisous !

    RépondreSupprimer
  9. je n'avais pas assez fait le lien avec les photos:
    ce rail dont on n'espère aucun aiguillage qui propose une autre destination que celle d'un destin tout tracé,
    ce bahut aux lignes carcérales, qui encage les jeunes dans un non-avenir (un NON à venir!)
    plutôt que de leur offrir un réel horizon...sujet à la noirceur O combien réaliste et toujours d'actualité!

    RépondreSupprimer
  10. Oui, je ne choisis jamais mes photos au hasard.....

    RépondreSupprimer
  11. J'ai grandi loin des trains mais aujourd'hui encore plus de 2 fois après mes 17 ans je ressens le dégoût la noirceur et le désespoir des petits matins glauques. Que c'est bien écrit !!!!

    RépondreSupprimer
  12. Merci Myel, en fait je crois que la plus grande partie des gens qui bossent doivent connaître cela, et cette impression de passer au hachoir, jour après jour, pour un bénéfice incertain....ça fiche le blues !

    RépondreSupprimer
  13. Anne, superbe texte, superbe description, en te lisant je le vis, le revis même. Ce qui est dommage, vraiment dommage, c'est de devoir vivre une vie "pesante", alors que l'envie d'apprendre devrait être un moteur, elle se retrouve calvaire. L'Homme a appris à se gâcher la vie, c'est dingue non, je t'embrasse.

    RépondreSupprimer
  14. superbe ! tu sais, Anne je trouve que tu écris vraiment bien, avec beaucoup de sensibilité à fleur de peau,et tu sais l'importance que j'accorde à l'écriture...
    Bravo !

    RépondreSupprimer
  15. Kat : Merci et bonsoir ! Je suis d'accord avec toi, nous avons le chic pour salir tout ce qui pourrait être une joie ! Rassures-toi, l'Ecole m'a juste appris à détester les Institutions, mais ne m'a jamais volé l'envie d'apprendre ! j'ai seulement fait ça en dehors d'elle, voilà tout !

    Jorge : Merci, tes appréciations me touchent réellement, je répondrais ailleurs à ta question posée chez Bluebird, que je viens de découvrir en repassant sur ses posts !

    RépondreSupprimer
  16. Bonjour Anne ! Brrrr... ça fait froid jusqu'à la moelle des os, ce petit matin chagrin. On s'y croirait. Pour moi, le lycée est la meilleure période de ma vie : les copains, l'insouciance, la découverte de certains livres, une relative liberté (par rapport au collège ou on nous prenait pour des débiles et des assistés) les sorties. C'est plus tard qu'est venue "la détestation" avec le boulot, et le sentiment qui est resté longtemps en moi de ne pouvoir devenir adulte !

    RépondreSupprimer
  17. Bonjour Carole ! comme quoi les vécus sont différents ! En fait, je crois que ce qui me plombe c'est la notion "d'obligation", qui te mets "de facto" entre les mains des autres ; c'est ça qui m'a toujours révoltée.

    RépondreSupprimer
  18. J'ai beaucoup aimé ...et bu tes mots en petites gorgées ...encore

    J'ai connu ces matins pluvieux , ces minutes grise d'attente interminable pour attendre le train ou l'autocar les cheveux et les vêtements mouillés après 30 mn de "pédalage"
    J'avais moins de 25 ans et j'avais envie de vivre dans l'immédiat ..j'avais de soleil de clarté ..de liberté, de libre choix...d'idéal les horaires...les contraintes étaient si pesantes à mes très jeunes années ..tellement à l'opposé , me senblait til de mes rêves de mes projets, de mon idéal de vie..de ma fougue

    Et puis, avec le temps, j'ai appris à renoncer à l'illusion d'une vie telle que je la rêvais à 15 ans ..à trouver des oasis malgré tout ..ces oasis qui font aimer la vie..ma vie..à retrouver des désirs des ethousiasmes ...autrement

    Je t'embrasse Anne
    Merci merci pour ces superbes textes

    RépondreSupprimer
  19. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  20. Texte Magnifique et puissant ! Bravo !

    RépondreSupprimer
  21. Lyse: ne t'inquiètes pas, j'ai tout compris ! je ne m'arrêtes pas à ce "petit détail", sachant trop bien la qualité de tes mots et leur capacité à m'émouvoir et m'émerveiller ! Merci et bonne journée, je t'embrasse !

    too bee or not two bee : Bonjour et bienvenue, merci de ton com et de ton passage, reviens quand tu as envie !

    RépondreSupprimer
  22. Superbement bien écrit, Anne. On s'y croirait vraiment. On est, pour ainsi dire, dans "ta peau"...
    Bonne soirée à toi, bisous.

    RépondreSupprimer
  23. Merci Françoise, bonne soirée à toi aussi !

    RépondreSupprimer
  24. Bonjour Anne,

    Une journée typiquement française. ;-) La vie à deux cents à l’heure, les obligations, le speed, la pluie, le temps au temps qu’on ne prend pas, faute de temps. Une réalité quotidienne très bien dite, grâce à la pensée qui guide ta plume.

    Pareillement à toi, je n’aime pas les réveils brutaux à l’aube. Pourtant… je me lève tôt. ;-)

    Merci pour cette tranche de vie superbement décrite.

    RépondreSupprimer
  25. Merci, Do, et bonsoir ! Perso la vie à deux cent à l'heure, je ne peux pas - déprime assurée en un rien de temps ! ça m'a marquée, cette vie scolaire où dès la toute-petite-enfance il faut courir parce que les adultes n'ont pas le temps, puis après il faut courir parce qu'on est grand, zut à la fin je ne peux pas !
    Et je déteste me lever avant le jour, ça me déprime ; alors si en plus il pleut ! et dans le Berry (centre France), dieu sait qu'il pleut !!

    RépondreSupprimer
  26. (Sourire) Bienvenue au clan Anne, je déteste vivre comme une folle et pourtant je ne peux rester deux minutes à ne rien faire.

    Je n'aime pas me lever à l'aube au son du réveil et je n'aime pas parresser au lit.

    J'aime prendre le temps au temps, pour lire, marcher, découvrir etc.

    Suis-je compliquée ? ;-)

    En fait je crois que ne rien faire me déprime.

    Quant à la pluie, je l'ai connue lorsque je vivais dans les Pays de la Loire. Ici c'est plutôt la neige ! Image de carte postale, belle au début mais au terme de six mois, j'ai hâte de revoir les feuilles repousser et les gazons reverdir.

    RépondreSupprimer
  27. Alors que moi, ne rien faire et contempler les reflets des eaux vives, je peux, ouh là làààà !!! (sourire)- le Berry n'est pas bien loin des Pays de la Loire, et chez nous, la neige est un évènement à chaque fois ! Je n'imagine même pas l'effet que ça peut faire, d'en avoir durant six mois !!! rien que d'y penser je remettrais un pull !
    Mais non tu n'es pas compliquée, tu es vivante !

    RépondreSupprimer
  28. On a l'impression d'être à tes côtés, ruisselant, dans ce train qui nous donne le tournis, la tête dans un étau, cherchant à ne pas trop réfléchir au pourquoi du comment... Quel joli texte!

    RépondreSupprimer
  29. Merci la Mouette ! Je savoure ton compliment ! Les matins comme ça, le lundi c'est encore plus suicidogène, beuaaaah ! On s'invente quand même des vies stupides, je trouve. On doit pas être trop doués pour le bonheur, dans l'espèce humaine.

    RépondreSupprimer
  30. 17 ans, on n'est pas sérieux, et pourtant c'est l'âge où l'on voit les choses si clairement...

    RépondreSupprimer
  31. Oui Lucia, c'est vrai. Et chez certains cette lucidité dure toute la vie.

    RépondreSupprimer
  32. Ben on va pas etre d'accord tous les 2 !
    car figure toi que j'adore les matins pisseux, lorsque sur le quai d'une gare, j'attends le train, col relevé pour m'abriter du vent...que sur le quai du port, l'odeur d'huile grasse du moteur du bateau me promet quelques horizons houleux...et qu'égaré dans les dunes du grand nord, lorsque le jour se lève ma présence fait fuir les oies sauvages...oui, j'aime les matins comme ceux là !
    voilà petite sauvageonne, c'est ainsi que j'aime les matins, MOI !
    bisou à toi, plein plein...

    RépondreSupprimer
  33. Bonjour Pierrot ! contente de te revoir !
    Hé, t'as le droit d'aimer les matins pisseux hein, faut de tout sur terre ! mais je constate un truc : ceux que tu me décris, tu les a CHOISIS, ceux que la plupart des gens vivent, ils sont SUBIS comme un sale tour du destin....tu crois pas que ça fait une différence ? Bises Pierrot, bonne journée !

    RépondreSupprimer
  34. Ta réplique est fort juste Anne, c'est vrai que mes matins,je me les choisis...c'est comme les femmes au serpent, repasse demain chez moi, tu verras...bisou ma belle, passe un bon week end...

    RépondreSupprimer

allez, dites-moi tout !