dimanche 14 juin 2009

Bernard a



Bernard (1)

La lourde porte de la prison se referma dans un bruit d'acier, et Bernard entendit pour la dernière fois les verrous jouer dans son dos. La rue était longue, vide, et morte. Grise. Bernard se retourna pour la regarder, cette porte, ses sacs à bout de bras. Voilà, il était dehors. Dehors. Il se le répétait comme pour s'en persuader. "T'es dehors, mon pote, ça y est dis donc, t'es dehors ! Ah la vache ! Putain ! T'es dehors !" Il en rêvait depuis vingt ans de ce moment, depuis son arrestation après ce braquage qui avait mal tourné, c'était la faute à ce con de caissier aussi, on n'a pas idée de vouloir jouer les héros ! Se jeter sur lui comme ça, et essayer de lui prendre le flingue ! Bien sûr que le coup était parti ! La vieille avait pris la bastos en plein dans la tronche et ça c'était mis à pisser le sang, lui Bernard il avait viré son Zorro d'occasion d'un bon coup de boule et il s'était tiré, mais les flics étaient déjà là et son pote s'était barré avec la bagnole, il avait bien couru Bernard mais il s'était fait serrer quand même, un flic ça peut courir vite aussi. Vingt ans. Rapport à la vieille, qu'avait du pedigree. Mais si ce con de caissier l'avait pas joué cow-boy, y aurait pas eu de casse, il aimait pas le sang Bernard, c'était pas un violent. Il avait compté les jours et les semaines, les mois, les années. Avec les autres ils parlaient parfois :"Moi, quand j'sortirai..." Puis les années passant, ça avait fini par ne plus exister que dans leur parole, cette sortie. Comme cette victoire au tiercé dont on rêve au bistrot le dimanche matin, à quoi on pense mais au fond sans y croire, pour enchanter son quotidien, comme ça... "Moi, quand j'sortirai..." Enfin voilà, ça avait fini par arriver, ce jour-là, et Bernard, debout immobile dans la rue, face à la porte de la prison, ses sacs à la main, n'y croyait toujours pas.

Au-dessus de sa tête le ciel gris se déployait entier, et non plus découpé en tranches par les dispositifs anti-évasion installés au-dessus des cours de promenade. "Promenade", ces déambulations de fauves désabusés dans des cours tristes ? Il haussa les épaules, et regarda enfin la rue, peu passante, toujours vide. Irait-il à droite ou à gauche ? Et après ? Il pensa à cette enveloppe dans sa poche, une liste d'adresses : un Foyer, l'A.N.P.E., des associations... Il pensa qu'il était seul, Bernard, qu'il n'avait plus de chez lui ; après le braquage, au début, Josie était bien venue le voir au parloir, les premiers temps. Puis moins. Ils n'avaient plus rien à se dire, à force. Un jour il avait reçu "LA" lettre, celle qui vient toujours un beau jour, du genre "faut bien que je vive...si t'avais pas fait le con...etc, etc...", et plus personne n'était venu. Il n'avait plus de parents Bernard, morts trop tôt... Fils unique, renié par le peu de famille qu'il avait encore, il était resté seul dans sa cellule, y avait bien l'aumônier parfois, des visiteurs de prison aussi, mais bon, c'était pas pareil, forcément... Le temps avait cessé d'exister au bout des jours toujours semblables. Et maintenant merde, il était dehors et qu'allait-il bien pouvoir faire hein ? Une colère sourde l'empoignait, là, sur ce trottoir. Ses sacs pesaient au bout de ses bras, il les posa. Il n'arrivait pas à s'éloigner de la prison. Comme s'il n'était pas très sûr encore d'être vraiment libéré, peut-être qu'il y avait eu une erreur, alors la porte se rouvrirait et "ils" le reprendraient, "désolés Monsieur Laurent, vous ce sera plus tard, faut rentrer..." Putain, fallait qu'il se secoue, il n'allait tout de même pas rester là cent-sept ans, hein ? Bon alors, où ? Il chercha sa liste, il avait du mal à lire, y avait l'adresse de ce foyer, là... Mais il ne savait plus Bernard, en vingt ans il avait oublié, dans quel quartier était la prison déjà ? Par où aller pour le rejoindre ce foyer ?

Il avait du mal à se mettre en route, sans quelqu'un qui lui dise "marchez", "avancez", "attendez" ; depuis vingt ans il n'avait reçu que des ordres, n'avait plus jamais eu d'initiative. Alors, il pouvait ? Il allait prendre ses sacs, se mettre en route, marcher où bon lui semble et personne ne lui dirait rien ? ça lui paraissait bizarre. Comme quelque chose d'anormal, une espèce de désordre. Il se sentait les paumes moites, et respirait court. Il ne se rendait pas encore compte que c'était de l'angoisse. Il prit conscience qu'il y avait du vent. Il frissonna. Il avait oublié ça aussi, le vent sur le visage. Il regarda sa liste encore une fois, la remit dans sa poche. "Bon, allez !" Il prit ses sacs en mains, opta pour la droite et se mit en marche, le dos crispé, la nuque raide. Il se retournait souvent, s'attendant à être rappelé, mais non, il était le seul passant dans cette rue vide. Chaque pas l'éloignait un peu plus. Il longeait les hauts murs qui tenaient toute la rue et levait parfois les yeux sur les murailles aveugles, écrasé par leur solennité. Il les trouvait vraiment moches, d'un côté comme de l'autre.

(à suivre)

9 commentaires:

  1. Magnifique histoire. Vraiment splendide.
    Au delà de la fiction, une vérité si criante et si moche, celle de l'univers carcéral, de la réinsertion. Difficile. Bravo, Anne.

    L'oiseau

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  2. pis attend, c'est que le début...encore un truc tordu dont j'peux avoir le secret...suis allée patauger dans mes égoûts...

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  3. Ton histoire m'a accrochée je suis rentrée dedans...maintenant j'attends la suite...bon dimanche.

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  4. bravo ! tu racontes très bien !

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  5. C'est vraiment rudement bien écrit
    Dans ton texte Y a "une respiration" perceptible ..on suit son rythme .on accroche vraiment

    retrouver sa liberté et savoir ce qu'on en fait après tout ce temps à vide comment retrouver le contact avec la vie réelle, réapprendre à faire des choix à créer de nouveaux liens ..retrouver tout simplement des sensations oubliées ..drôlement difficile et angoissant

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  6. Merci à tous...elle arrive, la suite, doucement...je dois avoir un fond de perversité bien planqué, parce que pour une histoire tordue, c'en est une.

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  7. Formidable description de l'homme embarrassé de sa liberté neuve...
    On dirait du vécu...
    PP

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  8. Ouf, ça y est, j'ai tout copié/collé en remontant le fil de tes pensées, du temps et du récit...j'imprime, je déprime ( :)) et je reviens!!!

    bon wik

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allez, dites-moi tout !