samedi 20 juin 2009

Bernard g



Bernard (7)

La thèse posée était simpliste : les hommes étant doués autant pour le bien que pour le mal, celui qui pousse de travers, c'est que telle était sa nature, aussi puisqu'il ne peut être "bon" on va le "re-dresser", faire en sorte que ce qu'il vive lui soit une telle épouvante qu'il n'ait plus jamais envie d'y revenir, et donc qu'il évite à l'avenir les situations qui pourraient l'y ramener. Ça donnait des résultats le dressage, sur les chiens en général ça marchait très bien, alors on décida d'étendre la méthode aux primates. Ça marchait très bien, quoique pas sur tout le monde. Il arrive qu'on se fasse à l'épouvante... Et ceux qui se rangeaient, en avait-on fait pour autant des moutons ? Car le but visé, ce n'était pas seulement de punir, pas seulement la vengeance sociale à l'encontre du fauteur de troubles, qu'il fallait pourtant bien freiner dans ses actions ; c'était aussi de le briser, pour qu'il adhère à l'image de lui-même que donnait la société, pour que la honte et la culpabilité (et non le sens de la responsabilité !) le brisent et le salissent à ses propres yeux, jusqu'à ce qu'il admette comme allant de soi la place de sous-citoyen à laquelle il était voué désormais, et les valeurs du monde contre lequel il s'était dressé. Souillure et purification. Faute et rédemption. Deux mille ans de christianisme dévoyé à votre service pour vous apprendre à bien ramper. Etait-ce avec cela qu'on construisait des hommes ? Et c'était quoi, finalement, un homme ? Le "milieu" avait ses critères pour le définir, l'homme, et la prison avait les siens, et le monde où Bernard venait d'être recraché en avait encore d'autres. Comment s'y retrouver ? Il ne savait plus où il se trouvait Bernard : que fallait-il qu'il soit ? Et comment l'être ?

Il fallait aussi assurer le matériel au quotidien, et finalement, admettre que la société, comme les colis qu'on lui faisait parfois porter pour une paie minimale, avait un haut et un bas, et qu'il était, lui Bernard, rangé dans ce dernier. Ça, ça passait mal. Ceux qui se disaient en haut, Bernard ne les voyait pas beaucoup plus "propres" que lui. Plus malins et mieux avantagés, oui, mais sans doute pas meilleurs - et eux en avaient sans doute moins bavé que lui. Et Bernard, que vingt ans de réclusion avaient fait vivre à l'écart, avait aiguisé une lucidité dont ne disposaient pas ceux qui, bien intégrés dans un système social chaque jour de plus en plus absurde, n'en voyant plus les failles, contribuaient sagement à le pérenniser. Lucidité confuse, et qu'il énonçait mal Bernard, avec ses pauvres mots, mais lucidité tout de même, et il ne cessait pas de trembler, but atteint Messieurs de l'Ordre, à l'idée d'avoir à fonctionner dans un monde qui lui apparaissait plus cruel, dans son essence, que la prison qu'il venait de laisser, quoique d'une autre manière, parce que plus fourbe et plus dissimulé. Lui Bernard avait fait partie des salauds clairement identifiés, des ordures patentées, capables d'appuyer le canon d'une arme sur le ventre d'une femme en pleurs pour qu'elle leur ouvre un coffre, tremblante à l'idée qu'on lui demande aussi d'ouvrir son corps. Mais là, dehors, il voyait des miséreux dormir à la rue Bernard, des familles entières passer la nuit dans des bagnoles, avec des gosses, des malades rester sans soins parce que pauvres, et ceux qui organisaient ce monde-là, marcher droits, cravatés, dans les honneurs et la considération. Ça lui dévorait les entrailles ça, un salaud on devait pouvoir le désigner clairement, pensait-il, ça pouvait pas se planquer derrière la défroque des gens bien quand c'était un pourri, quand on est un homme on s'assume, dans l'honneur ou la dégueulasserie, on pouvait pas faire semblant. Lui avait été à sa place, toutes ces années, parce qu'il s'était montré clairement tel qu'il était. Pourquoi sa franchise lui avait-elle valu la prison, pourquoi leur rouerie leur ouvrait-elle le pouvoir ?

Perdu, Bernard avait la sensation d'avoir été jeté dans l'arène au milieu des fauves, et ironie du sort, absurde jeu de miroirs, lui craignait maintenant ceux qui le craignaient à cause de son passé et se défiaient de lui. La peur et la colère en lui s'affrontaient et se confrontaient, et il ne savait plus où ni à quoi s'accrocher, Bernard, il sentait le vertige le saisir un peu plus chaque jour et se sentait devenir fou. Ce n'était plus tenable. On lui disait que l'argent se gagne, et ne se prend pas de force aux autres, mais il se demandait, Bernard, pourquoi il fallait qu'il peine à des tâches obscures et mal payées, quand d'autres gagnaient tant à faire marner des gars comme lui. C'était déjà cette question-là qui l'avait fait tomber des années plus tôt, et il n'avait toujours pas de réponse, on lui disait que c'était comme ça point barre, mais c'était pas une réponse ça, et Bernard voulait comprendre. Qui avait "mérité" une vie misérable ? Qui avait "gagné" une vie d'aisance et de luxe ? Pourquoi et comment ? Gagner de l'argent comme ceci, c'était sale, en gagner comme cela, c'était propre, il ne comprenait pas pourquoi Bernard, il savait juste que l'homme fort c'est celui qui en gagne, il avait l'impression que les règles, faites par ceux à qui elles profitaient, n'avaient pas d'autre but que d'empêcher la plupart des gens de sortir de leur condition, en leur faisant accepter, en outre, leur assujettissement.

Pourtant parfois des gars comme lui se dressaient et bousculaient les règles. Alors le système, ayant élaboré ses propres défenses immunitaires, intervenait avec sa police, sa justice et ses prisons, pour digérer le rouage défectueux qui n'avait pas pu, ou pas voulu, jouer le même jeu. Voilà, c'était simple, c'était aussi simple que cela. En taule, Bernard les avait tous côtoyés, ceux qui un jour comme lui, avaient franchi les limites. Il avait croisé de sacrées saloperies d'hommes dans les cours de promenade, au point même d'être écoeuré de certaines présences. Avec le temps, devant quelques-uns des gars qui arrivaient après des exploits plus ou moins sordides dont l'écho parvenait jusqu'à eux, il avait fini par se dire que fallait bien, bon d'accord, empêcher certains choses de se produire. Fallait-il pourtant que ce soit par ces moyens-là ? Toute l'intelligence des hommes ne devait-elle aboutir, systématiquement, qu'à de la cruauté ?

(à suivre)

3 commentaires:

  1. Bonjour Anne

    J'imprime ton texte pour le lire tranquillement
    Tu sais, j'habite au bord de mer , je le lirai cet après -midi au sommet d'une dune ..là où je me sens libre ...où la mer m'apparaît encore plus belle
    Mais j'ai déjà lu rapidement en diadonale ..hi hi j'ai pas pu résister
    Je reviendrai te dire quelques mots plus tard
    Bon Dimanche Anne

    RépondreSupprimer
  2. Bon dimanche Lyse, bonne idée la dune,salut la mer pour moi.

    RépondreSupprimer
  3. Même si la thèse posée est simpliste...il faut une grande force et des ressources pour se retrouver du bon côté...et ce n'est qu'un debut ce combat continue encore et encore seulement il faut un fil, un lien pour avoir envie de se dépasser, continuer...bon dimanche

    RépondreSupprimer

allez, dites-moi tout !