mardi 16 juin 2009

Bernard c



Bernard (3)

David était permanent dans une association d'aide aux ex-détenus, il était visiteur de prison aussi, et on lui avait recommandé Bernard qui finissait sa peine. Quand il l'avait rencontré au parloir deux ou trois fois, il avait fait la grimace David, il avait vite mesuré à quel point il avait décroché, son "client". Il avait prévu une piaule dans un hôtel, au mois, le Foyer était plein, et fallait bien qu'il aille quelque part ce gars-là. La société avait payé vingt ans sa réclusion dans des cages à rats, elle pouvait bien payer un loyer à ce qui n'était plus qu'un pauvre type perdu. Il raccrocha, prit ses clefs sur la table et partit chercher son gars pour l'amener à son hôtel, parler un peu de ses projets, le remettre dans le bain, il fallait bien lui élaborer un futur à cet homme-là, mais il avait dans l'idée que ça n'aurait rien de facile, avec celui-là. Avec un soupir il monta dans sa voiture et partit récupérer son "sortant", qui l'attendait devant sa poste.

Bernard, les mains dans les poches, le dos rond, ses sacs à ses pieds, attendait patiemment sur le trottoir. et David fut frappé de lire l'inquiétude dans ses yeux tandis qu'il regardait passer les gens, puis le soulagement quand il le reconnut. Ils se serrèrent la main :
- " Merci d'être venu, hein.
- Bah, c'est rien, allez, on y va. Tu vas bien ?
- Bin...ouais, ouais, merci, ça va...
- ça fait drôle d'être dehors, hein ?
- ça..."

Bernard ramassa ses sacs, David lui en prit un des mains et ils rejoignirent la voiture ; ça leur faisait drôle à tous deux de se voir en dehors de la prison, à Bernard surtout ça paraissait bizarre, David lui savait que c'était normal cette sensation, ça allait passer, il avait l'habitude, lui. Il se disait que Bernard n'était pas très causant, il avait un peu d'inquiétude ; ça n'allait pas être coton, avec celui-là, il en était de plus en plus certain. Dans la voiture il tenta un peu de causette, il devait lui expliquer pour l'hôtel, dire où c'était par rapport au Foyer où il pourrait venir prendre ses repas, lui parler des horaires, de l'A.N.P.E., faire un bref point sur sa situation, enfin tout ça quoi, mais il s'aperçut assez vite que l'autre ne suivait pas vraiment, et il se tut. De son côté, Bernard regardait les gens qui marchaient dans la rue, les vitrines des magasins, la vie, tout ce qu'il n'avait plus vu qu'à travers l'écran de sa télé, depuis tant d'années. Il se décontractait dans la voiture, il se sentait en sécurité. La voix de David aussi l'apaisait, basse et calme, au début il avait fait un effort pour suivre mais assez vite il avait décroché et la voix de David lui arrivait comme le son machinal de la radio, qu'on écoute distraitement alors même qu'autre chose retient notre attention. Il était fatigué, Bernard, il avait envie de se retrouver seul. Etre seul, ça aussi ce serait nouveau, "là-bas" ça n'arrivait qu'au mitard, la solitude, et encore, même pas, puisqu'il y avait ce regard invisible, susceptible, à tout moment, de l'épier par l'oeilleton de la cellule. Ça lui faisait envie, ça, être seul, il s'aperçut que c'était tout ce qu'il désirait vraiment, là, maintenant. David finalement s'était tu, et il en fut heureux.

L'hôtel était aussi miteux qu'on pouvait le penser, aussi vieux, poisseux et crasseux qu'il était d'usage pour un bâtiment où s'entassait depuis tant d'années autant de misère. La vie moite et fourbue des miséreux qui s'y étaient succédés semblait en avoir imprégné chaque centimètre carré, jusqu'au coeur. David présenta Bernard au taulier, gros bonhomme suiffeux derrière un comptoir laid, qui suivait un match sur une petite télé posée derrière lui sur une étagère. L'homme tendit une clef, il avait la 32 Bernard, au troisième. David prit la clef et ils montèrent. Cliquetis dans la serrure, porte qu'on pousse, la piaule, minable, valait bien la cellule qu'il venait de quitter. Mais il l'avait pour lui tout seul cette piaule, et il avait la clef, cette fois. Un lit s'accagnardait contre un mur, fatigué mais il apprécia sa largeur. Une chaise, une armoire en bois blanc, une table. Un cabinet de toilette, douche-lavabo-chiottes. Miroir au-dessus du lavabo. Ils posèrent les sacs, et Bernard s'approcha de la fenêtre. Il fut heureux qu'elle donne sur la rue. David sentit qu'il était fatigué, Bernard, et après tout, il venait de sortir...tout pouvait attendre. Il se contenta de lui réexpliquer le chemin jusqu'au Foyer, lui dit qu'on servait le repas à vingt-heures trente, qu'on l'attendait pour cette heure-là, il ferait la connaissance des autres, et partit enfin sur un "à ce soir, hein !" lancé depuis la porte avec un geste de la main. Il avait mis la clef de la chambre dans la main de Bernard avant de sortir et celui-ci restait planté devant la porte refermée. Il n'y avait pas eu le bruit des verrous tirés, ça lui avait presque manqué, ce bruit de clefs qui depuis si longtemps s'était associé pour lui à l'idée de porte.

Bernard écouta, debout et immobile, tous les bruits nouveaux pour lui de sa nouvelle vie qui commençait là. Il contemplait la clef qu'il tenait à la main, étreint d'une émotion puissante. La clef, là, dans sa main. Le pouvoir de sortir à son gré. Il marcha jusqu'à la porte, posa sa main sur la poignée. Regarda sa main appuyer, sentit la porte s'ouvrir, glissa un oeil dans le couloir désert. Resta là, debout, devant la porte ouverte, et refit plusieurs fois le geste. Ouvrir. Fermer. ça marchait à chaque fois. Il avait la gorge serrée Bernard, il referma la porte, il n'avait pas envie de sortir, pas tout de suite. Il traversa la pièce jusqu'à la fenêtre, qui s'ouvrait. Accoudé, un long moment il regarda le passage des voitures, les gens, la rue. La vie. Puis, brusquement, il tomba assis sur le lit, mit son visage dans ses mains et pleura, à gros hoquets, des sanglots dont il était tout secoué et qui venaient de très loin.

(à suivre)

5 commentaires:

  1. ouffff ! Qu'est-ce que c'est angoissant, ce récit ! Et que tu le racontes bien.

    L'oiseau

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  2. Quitter la prison ..l'isolement..le manque affectif pour finalemeny un exterieur aussi triste qui livre un être à lui- même

    J'ai de la compassion pour Bernard pour ses pleurs. pour sa difficulté, sa douleur à entrer dans une relation ..m^me avec David qui n'est pourtant pas hostile .c'est poignant ...la prison abime , destructure encore plus ...comment alors redevenir soi, s'habituer au dehors ..retrouver l'envie de recommencer une nouvelle vie, d'être tout simplement
    Voilà tout ce que m'évoque ton beau récit

    J'ai lu d'un trait
    Un vrai plaisir

    Merci Anne c'était émouvant

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  3. L'Oiseau : pourquoi angoissant ? J'espère, que je racontes bien. J'espère.
    Lyse : oui, j'ai voulu dire ce que NOUS faisons de nos "déviants", et comment "on" les rends capables de devenir enfin les membres d'une société dont ils s'étaient retranchés...
    Pas sûre que ce soit le résultat recherché, du reste ; les rendre innoffensifs, ça oui, mais en refaire des êtres humains..."on" doit penser que c'est trop demander...qu'ils n'en valent pas la peine, sans doute...

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  4. Il a un passé , Bernard, hein???
    On va savoir pourquoi il a fait de la tôle???
    PP

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  5. On le sait déjà, Pomme : 1er § du premier épisode ! ça vous aura échappé...

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