Julia - g
Arrêtée net, elle plissa les yeux comme blessée devant le bleu immense qui s'étendait devant elle, mouvant, mordoré, pailleté et rutilant, un accueil en parure de fête pour Julia, et des vagues ourlées de crème mousseuse, pétillantes comme le champagne des jours de joie, crépitantes et dentelées, léchant le sable dur du bord des eaux.
L'air sentait bon et elle eut envie de défaire sa coiffure. Laissant tomber ses chaussures, elle retira les pinces et laissa couler les mèches sur ses épaules. Le vent s'en empara immédiatement, et Julia, toujours tirée à quatre épingles, se sentit chatouillée agréablement par la soie des cheveux libérés qu'elle sentait si rarement. Elle se baissa vivement, attrapa ses chaussures et descendit rapidement sur la grève, pieds nus, dans son tailleur incongru qui sentait la grande ville, dévorant du regard et le sable, et le bleu du ciel au-dessus d'elle, et le bleu mouvant de l'eau devant elle, souriant enfin de toute sa figure, Julia, mais elle n'en avait pas conscience ; envolé, le sourire de Joconde de la belle Julia lointaine, elle était avide de cette eau devant elle, courut presque jusqu'à son bord, frissonna au contact du sable mouillé, qui contrastait furieusement avec le sable chauffé qui l'avait presque brûlée tandis qu'elle gravissait la dune.
Tout d'abord Julia resta en deçà de la vague qui venait mourir là son dernier frémissement d'écume, fascinée par le souffle régulier qui lui emplissait les oreilles. Baissant les yeux elle regarda ses pieds, ses pieds soignés de dame de la ville, blancs et policés, bien sages et bien traités, et s'immobilisant, elle attendit que la vague suivante vienne les entourer de son baiser froid. Elle fut d'abord saisie, par contraste, puis s'habitua. Alors, avançant un peu dans l'eau, elle marcha, les chevilles dans le flux, se promena, regardant tour à tour la dune et l'horizon, le long de la crique en croissant qui s'étirait là entre deux affleurements rocheux oscillant entre le gris et le brun. La mer était haute.
Tout en marchant, Julia repensa les dernières semaines, celles qui s'étaient écoulées depuis sa délivrance.
Elle avait accueilli sans émotion, et même avec soulagement, la mort de ses parents, une mort idiote bien digne de son père... Rentré ivre une fois de plus, après une énième dispute dont elle n'avait aucune peine à imaginer le déroulement, son père complètement saoul, en titubant, s'était appuyé sur la cuisinière, tournant un des boutons sans y prendre garde, et le gaz s'était répandu partout dans l'appartement minuscule qu'ils occupaient au rez-de-chaussée de ce vieil immeuble miteux où s'entassait une fournée d'humanités toutes plus "sociales" les unes que les autres. Ils ne s'étaient pas vus partir, sa mère avait dû prendre un somnifère pour s'endormir après les larmes et les coups, et son père, saturé d'alcool, n'avait sans doute eu conscience de rien. Mais le gaz, s'épandant dans l'entrée de l'immeuble, avait alerté les autres locataires, qui avaient prévenu les pompiers. A leur arrivée, il était déjà trop tard, et Julia put enfin tourner une page qu'elle rêvait depuis toujours de détruire.
Elle ne fut pas longue à bazarder tout leur fourbi, ne garda rien, absolument rien, les inhuma après crémation et s'en fut de cet endroit où elle était certaine de ne jamais revenir. Encore quelques papiers à remplir, quelques détails à régler, et ce serait terminé pour de bon, elle serait délivrée de cette honte qui l'avait poursuivie des années, préoccupée qu'elle était de la rendre indécelable aux yeux du milieu qu'elle avait rejoint. A présent, elle pourrait vivre ! Enfin !
Mais cela lui fit considérer qu'elle n'avait pas qu'une page à tourner, et que de Jacques aussi, il était temps de s'éloigner. Parce qu'enfin elle avait les moyens d'ouvrir ses ailes.
(à suivre)
..."d'ouvrir ses ailes" comme le goéland qui va et vient de l'océan à la terre par le pont du vent...
RépondreSupprimerElle est vraiment bien ton histoire Anne mais chut! je me tais, pour pas déranger la suite
;-)
Ou comment fuir sa mémoire?...
RépondreSupprimeroù que l'on aille, quelque soit la beauté éperdue que nous tende l'horizon, par quel miracle y dissoudre ses douves et leurs taciturnes habitants...?
La suite, elle vient....Elle va prendre son vol, Julia, ô combien ! :)
RépondreSupprimerDom,en allant de l'avant ! il faut vivre ! le temps seul dissout les ombres dans les limbes....non qu'on oublie, mais la mémoire perd son poison, tant que l'on vit la suite, tant qu'on abandonne les restes derrière soi ! on ne porte pas ses morts partout en viatique, il y a des enclos pour les vouer au repos....!
RépondreSupprimerOn sent l'odeur d'iode et les embruns dans ton récit, Anne. Julia prend vie et forme sous nos yeux et c'est merveilleux.
RépondreSupprimerL'oiseau
Si tu le dis...merci beaucoup !
RépondreSupprimerAnne, ta phrase "on ne porte pas ses morts partout en viatique, il y a des enclos pour les vouer au repos....!" m'a semblé tout d'abord dure, mais en fait tu as raison, Julia aussi, la vie nous a été donnée, il ne faut surtout pas la gâcher. J'ai hâte de la suite, j'apprends tous les jours, sourire, tu sais pourquoi je dis cela. Bises ma belle.
RépondreSupprimerBises, ma Kat, mes mots ne sont pas durs, ils sont réalistes. Nous portons souvent bien des fantômes par culpabilité, peur de passer pour insensibles si nous nous déchargeons...mais le poids d'une vie est assez lourd en soi, point n'est besoin d'y rajouter nos absents, nos échecs, nos pertes et nos épreuves....
RépondreSupprimersuper ! J'aime cette histoire, cette page qui se tourne pour s'ouvrir sur un nouveau chapitre. J'aime aussi beaucoup cette maison...bizzz
RépondreSupprimerMerci Rénica,ça me fait penser que j'ai la vie qui tourne qui tourne, et que je n'ai pas encore répondu chez toi à la question que tu me poses...:)
RépondreSupprimerAh, les pages qu'on tourne...il y en a quelques unes dans une vie ! heureusement, note...:)