Julia - d
Le visage de Jacques, tous les visages de Jacques jouaient devant ses yeux. Jacques étudiant, déjà empli de forfanterie, bourré d'assurance jusqu'aux cheveux, estimant avec aplomb chacune des filles de sa promotion, donnant des notes, se réservant les "morceaux de choix", ainsi qu'il le claironnait à tous vents devant son aréopage de courtisans, se constituant un lot "à tester" afin de définir celle avec laquelle il serait séant de convoler..... Celles qu'il regardait se trouvaient flattées, et Julia avait eu le sentiment d'une foire à bestiaux, où le maître choisissait sa remonte ; elle en avait été vaguement écœurée, mais pas surprise. Dans ce milieu, la chose paraissait si normale ; en revanche que nul ne lui conteste la place de leader qu'il s'était octroyé l'avait interloquée ; les hommes sont serviles, avait-elle constaté à cette occasion - elle avait retenu cette information.... Elle avait été surprise de se retrouver sur sa liste, car enfin tout entrait en ligne de compte, argent, nom, connaissances, et elle n'avait pour elle que sa carcasse....Elle fut plus étonnée encore qu'il la choisisse, elle se dit alors, amusée au fond, que sa viande devait avoir du prix, pour qu'il passe outre les autres avoirs....
Elle avait donc épousé Jacques, non qu'elle l'aimât, mais il allait la sortir du besoin, une bonne fois, et grâce à son entregent elle pourrait faire son trou. D'amour, il n'avait nullement été question, ni d'un côté ni de l'autre ; Jacques attendait d'elle qu'elle se conformât à ce qu'il en espérait, et tienne avec un peu de reconnaissance son rôle de femme de l'homme-qui-allait-grimper-tous-les-échelons, elle attendait de lui qu'il lui serve de marchepied, entre eux ils étaient courtois, polis, affables, mais jamais tendres, jamais proches.
Elle se laissait faire l'amour avec indifférence, heureusement il ne lui était pas répugnant, même s'il ne la faisait pas vibrer. Après tout, elle faisait son devoir, n'était pas exigeante, se tenait disponible, Jacques n'en demandait pas plus, et ce qu'elle pouvait bien ressentir...c'était son affaire ! Elle était présentable, son corps agréable, que demander de plus ? Il avait une carrière à mener, n'avait pas le temps de s'appesantir sur la sentimentalité. Chacun savait ce que l'autre attendait de lui, il n'y avait pas eu tromperie sur la marchandise, chacun des deux tenait sa place et jouait son rôle, tout était bien.
Avec le temps Jacques eut des maîtresses, elle l'apprit fortuitement, cela ne la gêna point, puisque l'amour n'était pas en jeu ; il couchait par ambition, gagnait des places, devenait plus en vue, qu'importe la façon, cela ne perturbait jamais Julia, parce qu'il était discret et fuyait le scandale. Elle n'eut aucun amant, à quoi bon ? elle n'aimait pas, elle n'avait pas le temps, et son corps la laissait en paix, pourquoi faire, dans ce cas, un amant ? Les années passèrent, deux, cinq, la vie se déroulait comme une mécanique bien graissée, diplômes, succès, emplois, responsabilités, l'argent rentrait, Julia se félicitait que Jacques ait opté pour un contrat de séparation des biens, elle se fichait pas mal de ses biens à lui, pensait avec justesse qu'elle se ferait les siens, et comme entre eux ils ne parlaient jamais d'argent, il fut long à savoir qu'elle gagnait mieux que lui son existence, et menait bien sa barque. Il redoubla d'efforts, un peu pincé mais sans plus, ça lui faisait un défi à relever... Au moins n'avait-il pas à craindre qu'elle le ruine, et Julia se félicitait, elle, qu'il ne puisse avoir accès au capital qu'elle se constituait.
Julia avait retenu les leçons de son enfance trop pauvre ; se mettre à l'abri du besoin avait été son principal souci durant toutes ses années de jeunesse. Elle ne voulait pas seulement le nécessaire, elle voulait aussi le superflu, elle l'eut. Alors seulement, elle respira. Et se retrouva enceinte, plus ou moins par inadvertance. Jacques exultait, ne parlait plus que de son fils. Puis toutes les espérances de Julia tournèrent en eau et en sang, et elle se retrouva vide, dans la chambre d'enfant qu'elle avait préparé, déchirée, et seule. Jacques était allé saouler sa déception elle ne savait où, et ne reparut que deux jours plus tard, hâve et les yeux cernés, ayant l'air d'avoir dormi sous les ponts. Ils ne se dirent pas un mot. Julia ferma à clef la chambre d'enfant, et la vie reprit comme avant. Ils n'arrivèrent pas à procréer, et la petite chambre blanche resta fermée.
(à suivre)
Merci pour cette suite émouvante et encore une fois intrigante car on ne sait toujours pas où l'on va. :)
RépondreSupprimerOn va visiter la maison bleue, Anneso, car c'est de cela qu'il s'agit, à ce moment de la vie de Julia, qui bouleverse toute son existence, un jour, sans crier gare. Parce que de son passé il est temps qu'elle mue !
RépondreSupprimerj'aime beaucoup cet art du chapitre, que tu as...
RépondreSupprimerde "tous les visages de Jacques ..." à " la petite chambre blanche resta fermée"
on savoure autant ce que tu ne dis pas que ce que tu contes...
Oui, parce que ce qui n'est pas dit s'inscrit en filigrane, et qu'on se dit à part soi "ah ouais, je vois....." - Julia est une personne de silences, une personne qui s'entrevoit.....
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