En terrasse deux couples dînaient ensemble à une table, elle entendait le rire des jeunes femmes, insouciants, des rires tels qu'elle les avait toujours enviés chez les femmes heureuses, elle qui ne riait pas. Souriait, parfois, ce qui la rendait mystérieuse, certes, mais la faisait redoutable aussi aux yeux de ses relations ; on disait d'elle "Julia ? c'est une eau dormante ; personne n'en voit jamais le fond" - et Julia accentuait alors ce sourire d'amusement, un peu moqueur, qui passait sur son visage comme un nuage sur le soleil les jours de vent.... "Allez, mes chéris, amusez-vous à décortiquer la belle Julia ! " se disait-elle, "Divertissez-vous, creusez, cherchez, vous perdrez bien votre temps - car ce n'est pas à vous que j'ai envie de me dire - surtout pas !"
Julia avait beaucoup de relations, mais n'avait pas d'amis - ni au masculin, ni au féminin. Elle avait porté sa solitude comme une armure, glissante et affable, souriante et indifférente. On ne la disait pas fière, non, ce n'était pas cela ; elle ne donnait le sentiment ni du mépris ni de la hauteur. Mais elle était lointaine. On assistait volontiers à ses réceptions, à ses fêtes, on l'invitait sans difficultés, elle était si parfaite, toujours, mais nul n'avait jamais eu envie de lui offrir ses confidences, nul n'aurait osé la questionner sur elle-même ; elle tenait à distance, Julia, elle se tenait à distance, polie, mondaine, lisse, désincarnée - une agréable compagnie, toutefois opaque.
A la table dehors un des hommes avait posé la main sur celle de sa compagne et Julia frissonna. Elle n'avait pas passé trop de temps à rêver au prince charmant, lorsqu'elle était jeune, elle avait compris tôt que ce genre de rêveries stériles ne la tireraient jamais de son marécage ; mais il lui était arrivé certains soirs de frémir devant un geste tendre entrevu, et parfois elle aurait bien aimé avoir en face d'elle un regard comme celui de cet homme, enveloppant et doux, avec à la fois du désir, de la tendresse, et ce sourire ineffable des hommes qu'elle n'avait jamais reçu, qui contenait tant de choses.
Julia n'avait jamais eu de prince charmant : elle avait eu un mari, seulement cela, même pas un amoureux. En tout cas, elle, n'avait jamais aimé, de cela elle était bien certaine. Non, elle n'avait jamais aimé.
Ni amour ni tendresse pour Julia : une bataille à gagner, seulement, contre le mauvais sort. Heureusement pour elle, elle avait été une jolie enfant, devint une belle femme, ce qui, elle en avait conscience, lui avait facilité l'existence. D'abord à l'école où on l'avait aidée du mieux possible, puis plus tard à la fac, au milieu des autres, enfin dans son métier. De cela elle remerciait la providence, songeait avec reconnaissance aux personnes qui lui avaient autrefois tendu la main, mais qu'elle avait pourtant fait en sorte de laisser derrière elle le plus vite possible, afin de n'avoir plus sous les yeux des gens qui "savaient", qui continueraient de ne voir en elle que la petite naufragée d'une enfance négligée - et qu'il faudrait remercier, à longueur de temps ; Julia n'était pas ingrate à proprement parler, mais elle avait de l'amour-propre et le sens de sa dignité. Ne plus s'entendre dire "qu'elle s'en sortait bien", "qu'elle revenait de loin ".
Julia avait tout laissé derrière elle, étape par étape ; non pas indifférente aux bienfaits reçus, mais méfiante autant envers la bonté que la méchanceté décelées. La bonté aussi peut détruire, pensait-elle. Une certaine forme de bonté, compatissante, protectrice, étouffante. Cette bienveillance collante des dames d'œuvre en mal de maternage, où elle refusait de se laisser engluer.
Le crépuscule achevait de s'étirer entre le pourpre et l'orangé, la terrasse accueillait d'autres convives. Il y avait peu de personnes seules. Julia regardait les hommes, tous ces hommes qui étaient des maris, et pensa à Jacques.
Elle terminait la fac lorsqu'elle l'avait rencontré. Elle ne manquait pas de soupirants transis, mais c'est lui qu'elle avait choisi ; sachant qu'il n'était pas plus que cela amoureux d'elle, mais qu'elle "ferait bien" à son bras, pour son standing. Jacques avait des ambitions, il lui fallait une épouse qui présente bien. Julia était belle, il la lui fallait comme il fallait habiter ici plutôt que là, posséder telle voiture, monter à cheval le samedi et passer ses vacances à Deauville.
Julia l'épousa parce qu'avec Jacques elle sortait enfin du besoin.
Ils formèrent un couple poli, lisse comme un miroir, tout à fait convenable. Faisaient l'amour comme on prend le thé, de temps en temps.
Autres lambeaux : son mariage, et Jacques.
Etrange et attirante Julia... Elle est une énigme qui s'embrouille de plus en plus sous tes mots. J'ai hâte d'en savoir plus à son propos. D'ailleurs j'aimerais savoir pourquoi ce prénom ?
RépondreSupprimerBises, Anne
L'oiseau
Ça roule, ton histoire. Pleine de vérité glanée, les mots qui sortent sous ta plume concise et claire. Julia me fait penser l'espace d'un instant à la Marion de Truffaut, dans la Sirène du Mississipi.
RépondreSupprimerHeulà ! j'en sais rien ? Quand j'ai entr'aperçu Julia par la fente du volet, examinant la maison qu'elle venait visiter, c'était une inconnue. Fine et évanescente.....son prénom est venu d'un bloc, je ne sais d'où, et j'ai dit "voilà, c'est Julia, Julia qui change de vie". Et alors, il était une fois......:)
RépondreSupprimerFramboise, merci, je ne connais pas Marion, je n'ai pas vu ce film, encore.....
RépondreSupprimer"La bonté aussi peut détruire, pensait-elle. Une certaine forme de bonté, compatissante, protectrice, étouffante."
RépondreSupprimerOh oui, comme je suis d'accord avec ça, comme la bonté peut être lourde et envahissante... et comme elle est énervante quand elle se combine à la servilité, ou à une certaine idée de la "féminité".
Ah, je savais bien que cette phrase allait faire mouche chez toi, Lucia, je t'avais deviné ce point commun....j'admet la bonté des gens qui peuvent être touchés de ce que je vis, mais j'ai toujours abominé cette pitié mignarde et gnangnan, tu vois très bien ce que je veux dire.....les mémères cajoleuses qui se prennent pour ta mère...gentilles, mais gluantes en diable ! :)
RépondreSupprimerEt bien, cette maison bleue avait plein de choses à dire, et tu les dis si bien. Je suis impatiente de la suite... Mais suffisamment "accrochée" pour attendre. Bises à toi.
RépondreSupprimerMerci, Kat ! On va y arriver doucement, à cette suite, elle vient, je suis contente si on accroche !
RépondreSupprimerbises aussi !
Ca " à suivre" est un peu frustrant... et en même temps il laisse place aux possibles, je me plais à me projeter dans ta Julia!
RépondreSupprimerMerci Anne.
Bon, pas de quoi, Blue, je crois que je vais en resservir une tournée, alors....:)
RépondreSupprimerle mystère s'épaissit,
RépondreSupprimerl'héroïne prend de l'ombre,
c'est beau;
j'ai toujours aimé ces prénoms que tu as choisi
Merci, Dom ! elle prend de l'ombre, mais c'est pour mieux en perdre ensuite !
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