Monsieur Hector - 11
Il y avait dans les vergers des fruitiers magnifiques, et Monsieur Hector, cette année-là, attendait les premiers fruits d'un pêcher d'une variété très récente, et encore très rare, dont il était sûr d'être dans la contrée le premier possesseur. Il avait eu l'occasion d'en goûter les fruits dans un grand restaurant, lors d'une villégiature aux bains de mer, et avait été charmé de la grosseur des fruits, du velouté de leur peau, du fondant sucré de leur chair orangée, et s'était démené pour en obtenir un sujet. De quels soins il l'avait entouré, son pêcher ! Il l'avait fait protéger du froid, l'hiver, arroser l'été, couvrir d'un vaste voile de gaze pour en écarter les insectes. Cette année enfin l'arbre portait ses premiers fruits, et Monsieur Hector surveillait jalousement les progrès de leur croissance. Oh, il n'y en avait que trois pour cette première année, mais ces trois-là seraient la quintessence de ce que peut être une pêche. Jour après jour on vérifiait leur maturité. Il les fallait parfaites, il les fallait à point, et Monsieur Hector chaque jour venait contempler son arbre, sa gourmandise trépignant d'impatience.
Les fruits étaient presque mûrs à présent, et Monsieur Hector n'aurait laissé à personne le soin de les cueillir, délicatement, et de les poser, amoureusement, dans un panier garni de papier de soie afin d'éviter qu'ils ne fussent talés. La cueillette allait avoir lieu le lendemain matin, le panier était prêt, à l'office, et Monsieur Hector se coucha, ce soir-là, dans l'état d'esprit d'un homme amoureux s'apprêtant à sceller son hymen.
Le lendemain il se leva de fort bonne humeur, péta triomphalement sur le perron de l'office, dejeuna de bon appétit, fit soigneusement ses ablutions, se vêtit légèrement, et religieusement s'empara du panier préparé, où tout à l'heure trôneraient les pêches divines. Puis, en savourant chaque pas vers les objets de son désir, il partit vers ses vergers. En marchant il rêvassait, anticipait sa cueillette, sentait déjà dans sa main le velours de chaque fruit, son poids dans sa paume, et il en avait de petits rires de bonheur.
Il entra dans le verger, et chercha du regard son arbre. Arrivé tout auprès, il leva les yeux vers les branches, voulant encore contempler ses fruits tentateurs dans la jeune lumière du matin, avant de les immoler à son appétit. Il fronça les sourcils : l'arbre était nu, et il n'y voyait aucune pêche. Il regarda mieux, sentant l'angoisse le gagner, et l'énervement, et l'ébahissement ; mais il eut beau faire dix fois le tour de l'arbre, le scruter sous tous les angles, rien, il ne trouva rien. L'évidence était là : quelqu'un avait cueilli les pêches. Il sentait l'affolement le gagner, son coeur battait la chamade : quelle était cette nouvelle diablerie ? Fallait-il incriminer quelqu'un ? Allait-il appeler, et passer encore pour un fou si tout à l'heure, revenu en compagnie du jardinier, il trouvait les trois fruits à leur place ? Il ne savait que faire. Il sentait juste son coeur battre dans sa poitrine, douloureusement, et son souffle était court comme s'il avait couru.
A ce moment il entendit grincer la serrure de la porte ouverte dans le mur de derrière. Quelqu'un entrait par là ? ou sortait-on ? Etait-ce le voleur ? Il regardait, écoutait, et entendit qu'on refermait la porte. D'où il se trouvait il ne voyait pas bien, mais il ne put avancer, ses jambes ne le portaient plus. C'était son coeur, ce maudit coeur qui tapait tellement fort, qui lui ôtait ainsi le mouvement. Il s'appuya d'une main au tronc de l'arbre, l'enlaça même, car ses jambes tremblaient. Son autre main était crispée sur sa poitrine.
Puis quelqu'un tourna dans l'allée, qui venait d'un pas tranquille, les mains dans les poches, et c'était un enfant.
Monsieur Hector le regarda approcher ; élancé et bruni par le soleil, le petit garçon marchait tranquillement vers lui, calme et la tête haute, les mains dans les poches de sa culotte courte, comme s'il lui était habituel d'arpenter le verger, comme s'il avait toujours été là ; un petit garçon habillé de toile blanche, chaussé d'espadrilles, un vaste chapeau de paille ombrant ses traits fins, et qui vint s'arrêter juste devant lui, souriant, sans paraître remarquer son malaise. Un petit garçon qui allait parler :
- "Bonjour, mon oncle !", s'exclama-t-il d'une voix claire.
Et Monsieur Hector sentit une main de fer broyer son coeur dans sa poitrine. Une crispation de douleur contracta son visage. Sa pensée affolée battait la campagne. Brièvement il pensa à sa soeur, cette soeur qui n'aurait jamais dû exister, ou qui aurait dû mourir toute petite, oh mon dieu ses parents auraient dû l'abandonner pour de vrai, et pourquoi n'était-elle pas restée en Argentine au lieu de revenir ? Pourquoi ne s'était-elle pas remariée ? Elle n'était née que pour lui prendre son bien, il l'avait toujours su ! Et c'était son enfant qui était là devant lui, malgré tout le soin qu'il avait pris de les éloigner de lui ! Il aurait dû les anihiler.
Il cherchait son souffle ; ses pensées tournoyaient à une vitesse folle, les fruits, il était venu cueillir les fruits, oh mon dieu il ne les mangerait pas, il comprenait tout à présent, c'était ce sale gamin tout ça, c'était ce sale gamin.
Le petit garçon le regardait calmement, les mains dans les poches, avec curiosité il épiait sur le visage de son oncle le cheminement de la douleur.
Monsieur Hector voulut parler ; il ouvrit la bouche, mais ne put proférer aucun son. Il respirait par saccades. Il tendit la main vers l'enfant, tenta d'esquisser un pas vers lui, et sa lourde masse bascula en avant. Il tomba, terrassé. Il était mort avant d'avoir touché le sol.
(à suivre)
Chouette! C'est bien fait...
RépondreSupprimerFaites moi penser à vous donner la méthode Cavanna pour avoir un pêcher; j'ai testé, ça marche..
PP