La chèvre
Lorsqu'elle s'était couchée, quelques heures auparavant, la très vieille chèvre savait qu'elle ne se relèverait plus jamais. Son heure avait sonné. Elle le sentait venir depuis quelques temps. Elle avait moins d'allant, elle avait moins de force. Déjà elle avait perdu quelques combats. Elle avait été la reine du troupeau, celle qui les menait toutes le long des chemins, celle qui gagnait toutes les batailles ; jour après jour elle avait vaincu, et elle avait tenu son rang. C'était elle que le Mâle approchait en premier, au temps du rut. Elle qui mangeait la première, et le plus. Elle s'était battue, souvent, et elle avait vu l'autre plier sous sa loi, reculer sous sa force, à chaque fois, année après année. Elle avait aimé ça, les batailles, quand parfois contre deux ensemble il fallait frapper, cornes baissées, et pousser et sentir toutes ses forces répondre à la force dressée face à soi. Elle avait même tué, une fois. Elle était la Reine, incontestée, si bien qu'à la longue il n'avait plus été utile de se battre, et toutes à l'étable s'écartaient devant elle, Chèvre de Haut Rang ; pas une qui eût voulu couper sa route ou passer devant elle, non, et devant une récalcitrante ou une étourdie elle n'avait plus qu'à donner un coup de corne en l'air, un simulacre, pour trouver la voie libre devant elle. Les années avaient passé, et l'âge était venu. A présent elle était vieille. Elle avait donné son lait, et ses petits, avec vaillance, et ça l'avait usé. Un jour une autre l'avait défiée, et devant tout le troupeau elle avait dû batailler dur, essoufflée, connaissant le risque : déchue, elle ne serait plus épargnée. Puis vint le jour où elle fut vaincue. Ce fut terrible. Mais elle était la plus âgée, elle avait été Reine, et si elle ne gouvernait plus, une sorte de déférence s'attachait encore à elle néanmoins. On la chicanait, mais sans trop de rage : il n'y avait plus d'enjeu. Elle déclinait paisiblement, marchait moins vite, derrière le troupeau et non plus devant. Et maintenant elle s'était couchée, et elle allait mourir.
Elle s'était levée inquiète ce matin là. Depuis quelques temps la doyenne du troupeau déclinait, et Elle savait qu'il lui faudrait la perdre. Ces derniers jours même tout s'était aggravé, et la veille quand Elle avait ouvert la porte de l'étable la chèvre n'avait pas suivi le troupeau ; elle était sortie la dernière, lentement, et plantée sur le seuil elle avait regardé courir les autres vers l'ouverture du pré ; avait fait quelques pas pour les suivre, l'instinct étant si fort, puis elle avait renoncé, résignée, à regrets ; elle ne pouvait plus suivre ; alors après un dernier long regard sur le troupeau qui disparaissait au loin et qu'elle ne suivrait plus jamais, elle s'était mise à brouter là, dans la cour, traînant sa vieille carcasse de ci, de là, et Elle qui regardait en avait eu le coeur serré. "Celle-là, ça va pas traîner", avait-Elle pensé, et ce matin, pas tranquille, Elle se hâtait vers l'étable. En entrant - tout était paisible - Elle chercha la bête du regard. "Merde", se dit-Elle lorsqu'Elle la vit. La chèvre était couchée le long d'un mur ; les yeux mi-clos, le cou étendu sur le sol, ses flancs se soulevant avec effort. Et Elle sut qu'aujourd'hui Elle allait perdre sa bête. Une houle de chagin la bouscula ; une vague de souvenirs, tandis qu'Elle regardait les flancs de la bête lutter contre ce qui venait, l'assaillait comme une tempête, et les images remontaient à sa mémoire. Immobile, Elle se souvenait. Dans le calme de l'étable, au milieu des chèvres qui ruminaient tranquilles, les yeux fixés sur Elle, Elle se laissait aller à ce qui était là et contre quoi il ne fallait même pas lutter. Il y avait la vie, et puis la mort avec. Aujourd'hui s'invitait la mort, et il fallait admettre. Accepter. Rien à faire, vraiment ; ni maudire le sort, ni rejeter ce qui venait. Sa bête, comme tout ce qui vit, en était là, il ne fallait qu'attendre. Rien d'autre à faire. Alors Elle marcha vers la chèvre qui allait mourir, accroupie Elle posa la main sur le flanc chaud de la bête qui ouvrit les yeux, et Elle caressa doucement sa vieille amie qui s'en allait.
La chèvre s'était allongée sur le flanc, de tout son long. Elle ignorait combien de temps cela prendrait, et ce qu'était "cela". Elle sentait juste qu'elle n'avait plus de forces, et qu'elle ne se relèverait plus. D'autres avant elle avaient agi ainsi, elle l'avait vu. Elle savait que "la Chose" en elle était à l'oeuvre. D'instinct elle avait choisi l'endroit le plus sombre, d'instinct les autres s'écartèrent. Elles aussi savaient. "La Chose" vient un jour, et celle qu'elle a choisi décline, et se couche. "La Chose" passe et celle qu'elle frappe reste à terre, raide et froide, et en vain son amie la réchauffe de son souffle, en vain son petit bêle à ses côtés. "La Chose" vient et frappe tout ce qui est vivant, et "eux" aussi peut-être, qui prennent le lait et les petits, qui donnent le foin et le bon grain, et dont la main rassure au creux de la peur, "eux" peut-être aussi subissent sa loi ? Elle l'ignorait. Mais elle sentait l'angoisse sourdre et aurait bien aimé qu'Elle soit là, avec sur elle Sa main qui chasse la peur, avec la voix qui parle de douceur dans le chagrin comme Elle fait quand Elle prend les petits, ces petits qu'on ne peut pas élever, qu'Elle emporte on ne sait où... Elle ne souffrait pas. Non, elle ne souffrait pas. Il y avait seulement cette immense fatigue, et cette angoisse ; il fallait s'appliquer à respirer et ça devenait si dur, un souffle, si fatigant. Elle s'y appliquait. Elle attendait ; tous les jours Elle venait donner l'eau, et la nourriture, le bon foin et les caresses, et prendre le lait quand les petits, partis, n'étaient plus là pour sucer les mamelles alourdies. Elle allait entrer, et la voir. Alors Elle viendrait près d'elle et elle n'aurait plus peur. Voilà, il fallait attendre.
Tout était quiétude et calme dans l'étable. "La Chose" était là, elle allait frapper. Celles qui restaient vivaient ; elles s'étaient éloignées parce qu'elles n'y pouvaient rien. Elles faisaient donc ce qu'il y avait à faire : ruminer et attendre. Indifférentes seulement en apparence. Parfois l'une d'elle la regardait. Puis, les oreilles dressées et toutes les têtes tournées vers la porte annoncèrent qu'Elle arrivait. Mais la chèvre ne releva pas la tête ; vraiment, elle ne pouvait plus. Les autres bêlèrent à Son entrée. Elle sentit Sa main sur son flanc et ouvrit les yeux. Enfin Elle était là. Elle n'avait plus peur. Il y avait Sa main qui rassure, Sa voix qui apaise. Tout allait bien.
"Elle est au bout", se disait-Elle en caressant la bête. "Elle m'a attendu mais c'est la fin, d'ici une heure elle sera crevée. Même avant". Elle n'osait pas se relever. Elle sentait la confiance de la bête et le besoin qu'elle avait d'Elle. Elle lui parlait, la remerciait de tout, disait qu'elle avait été une bonne bête, vraiment, et la chèvre fixait les yeux sur Elle en luttant pour sa vie. " C'est pas des moments faciles", se disait-Elle. " Ni faciles à voir, ni faciles à vivre on dirait". C'était pourtant pas la première à crever bon sang de bois, depuis le temps Elle devrait y êre habituée non ? Une sorte de colère remuait en Elle, de ce qu'Elle se bouleversait chaque fois. Car non, Elle ne s'habituait pas. C'était à chaque fois cette conscience aigüe de l'inéluctable, et l'angoisse qu'Elle ôtait à la bête qu'Elle assistait, Elle en portait le poids ; chaque mort ne parle-t-elle pas de la nôtre ? Elle regardait mourir ses bêtes et c'était aussi sa fin qu'Elle voyait. Pas marrant. On peut tout rejeter, batailler contre tout, mais pas contre "cela". Et Elle, le jour venu d'accueillir "la Chose", saura-t-Elle se tenir avec la même dignité que ses bêtes ? On ne sait jamais trop comment vivre ; or il faudra mourir. Comment se tirer de cela ? Dans le calme de l'étable, caressant le flanc humide et chaud qui se soulevait péniblement, Elle remuait des tas de pensées qui la fatiguèrent à la longue ; il n'y avait pas plus de réponse cette fois-ci que les précédentes. Sans doute était-elle de celles, éblouissantes, qu'on ne trouve qu'au moment où il faut. En ce cas, chercher était une imbécilité, aussi cessa-t-Elle d'y penser. Assise sur la litière souillée, la tête de sa chèvre sur les genoux, Elle se prit à bercer la bête en fredonnant à voix basse, machinalement ; une bête mourait, il ne fallait qu'attendre. C'était une matinée paisible et triste, mais belle pourtant. Si calme surtout. Elle regardait la chèvre chercher son souffle et Elle attendait le dernier. Le troupeau entier, couché, dormait ou regardait ; aucune ne réclamait sa nourriture, et pourtant c'était l'heure. Seulement "la Chose était là, et tout ne reprendrait son cours qu'après son passage. Tout le monde le savait.
Elle était calme à présent qu'Elle était auprès d'elle. Elle savait qu'Elle ne partirait pas. Respirer devenait à chaque instant plus pénible et sa conscience s'embrumait de plus en plus. Elle n'y voyait déjà presque plus. L'habitude faisait qu'elle savait le troupeau tout autour, dans l'attente ; en d'autres temps elle avait été l'une d'entre elles, attendant la fin d'une autre ; aujourd'hui c'était son tour. Elle les sentait encore autour d'elle mais tout devenait plus lointain. Par instant seulement ses sens lui rendaient encore une impression, par instant seulement un souvenir lui revenait du soleil et de l'herbe. Puis elle sombra, et ne fut plus qu'un organisme vivant d'où la conscience avait fui.
"ça y est". Elle avait regardé les yeux et les avait vu se troubler ; les flancs se soulevaient encore, mais elle ne voyait plus. Elle était déjà dans cette zone imprécise qui précède "le moment", qu'Elle connaissait pour l'avoir souvent vu chez ses bêtes, et avant, sur l'humain, une fois : comme si la nature avait tout prévu pour aider, pour qu'il n'y ait plus de conscience à l'instant de la fin ; cela la troublait. Elle appela la bête par son nom. La chèvre respirait péniblement, la gueule entrouverte, sans tonus, mollement renversée sur le sol, les yeux troubles. Si elle entendait encore elle ne pouvait déjà plus répondre, et peut-être même déjà plus comprendre. D'une certaine façon c'était rassurant, comme un embryon de réponse ; et fascinant, aussi. Elle ne pouvait détacher son regard des flancs qui se soulevaient encore, spasmodiquement, à des intervalles de plus en plus longs, et s'aperçut au bout d'un temps qu'Elle-même s'était mise à respirer sur le même rythme que sa bête, comme si cet accompagnement pouvait l'aider ; et Elle prenait conscience aussi, comme à chaque fois, de leurs inconciliables solitudes, à chacune, Elle qui était témoin, et sa bête déjà si loin du monde. Elle en était terrassée ; solitude et impuissance, et l'obligation d'accepter. Alors, Elle acceptait, voilà, les tripes nouées de chagrin. Cela passerait. Elle s'en remettrait. Mais cela, c'était le futur, et en attendant qu'il émerge des limbes pour devenir du présent il fallait vivre cette tristesse et ne rien chercher de plus. Elle berçait son attente et son chagrin, la tête de la chèvre agonisante sur ses genoux, se balançant doucement, tout doucement, presque sans s'en apercevoir, dans la quiétude de l'étable ; encore une inspiration ; encore une autre. Le temps avait cessé d'exister. Elle ne vivait plus que dans ce souffle hésitant entre ses bras ; puis "cela" vint, le flanc qui se soulève comme un soupir pour la dernière inspiration, et qui retombe par son propre mouvement, mécaniquement, et la tête de la bête qui s'allonge molle en arrière, inerte enfin. C'était fini. Hébétée, Elle restait sans réaction, à regarder ce corps sans vie qui avait été une de ses bêtes, encore chaud, les pattes raidies comme dans un dernier élan pour bondir vers quoi ?
Sortant de sa stupeur Elle regarda autour d'Elle. Les autres s'animaient enfin et la vie réclamait ses droits, maintenant il fallait les nourrir. Incertaine Elle se remit debout ; Elle pensait à tout ce qu'il y avait à faire, les bêtes à nourrir, les papiers à remplir, l'équarisseur... Elle agissait au ralenti, la pensée engluée dans ce qui venait d'avoir lieu, appliquée à rejoindre "l'après", le lieu de la vie qui devait continuer. Rassembler ses idées. Agir. Doucement. Une chose après l'autre et puis ça ira. Doucement. ça va flotter un peu aujourd'hui et puis ça ira. Elle se dit qu'Elle allait prévenir l'Homme car la bête était lourde et devait être sortie de l'étable au plus vite, pour l'hygiène, et puis, les autres... ça leur faisait peut-être quelque chose, est-ce qu'on sait ?
Les chèvres avaient mangé. Elle leur ouvrit l'étable et heureuses de sortir elles se précipitèrent ; versatiles, leur pensée mouvante se fixait déjà sur le nouveau moment. Elles couraient à présent vers le pré, et debout Elle les regardait disparaître au bas de la cour ; ça allait être une belle journée, le ciel se dégageait. Les pigeons roucoulaient sur le rebord du toit. Elle avança d'un pas, laissant derrière Elle l'étable vide et sa pénombre fraîche. Dans l'angle le plus sombre une longue masse blanche et froide, renversée, gisait sans vie.
"Allons", se dit-Elle ; et Elle s'avança dans le soleil.
anne des ocreries, 2008.
Anne, ce texte est admirable...
RépondreSupprimerJe n'ai jamais eu le courage de parler de la mort de mon cheval que j'ai tant aimé, ni de mes chiennes... je ne peux pas.
Et pourtant c'est bien ce que vous décrivez: une sorte de chagrin paisible devant l'inéluctable, et puis, la vie qui reprend, les formalités déplaisantes et inévitables...
Oui, merci d'avoir écrit pour moi. Et cependant, depuis hier j'ai traîné tant que j'ai pu; je redoutais cette lecture..;
Et coïncidence??? hier j'ai lu aux gamins :la chèvre de monsieur Seguin en entier alors que d'habitude, je m'arrête quand la montagne devient violette.
Comme le chemin des pensées est étrange...
pomme
Nous ne le savons pas souvent, pas vraiment, et seulement par intermittence, mais nous sommes forts, bien plus que nous ne le pensons ; je dis forts, et non durs.
RépondreSupprimerQuel talent de conteuse, de nouvelliste aussi !
RépondreSupprimerQuelle empathie dans ce récit où de l’humaine à la bête passe un si joli pont, taillé au savoir faire , au savoir vivre avec l’autre…comme un lien évident en êtres appartenant au même univers, sans hiérarchie d’ aucune espèce…
Comme dans un film d’une grande délicatesse, on suit cette heure universelle du passage qu’est l’agonie
De la « chose » fatale tu fais un moment où l’ inéluctable est rendu chaud, apaisant, par la voix, par la main qui prennent en charge, assistent l’être qui s’en va.
Touchante réflexion sur l’être-à-l’autre, le devoir face au vivant, surtout lors de son transit vers le non-vivant.
Jusqu’au mélange des souffles.
Philosophique cette approche du temps qui cesse d’exister, magie de la mort, suspendant le cours du temps de son survol lors de son entrée finale ;
Puis la Fin nous cueille comme par surprise et c’est l’Après à vivre, cette force qui nous tend , en attendant notre heure, vers le soleil : la lumière que sont les autres.
Rideau, de paille.
Rideau, oui ; mais j'en ai vu tant et tant s'en aller, en dix ans, je ne le pouvais plus, je n'avais plus la force, surtout après l'attaque virale de la dernière saison, où tant s'en sont allées....c'est aussi pourquoi j'ai cessé. Et tu as raison, nous sommes égaux devant la mort, il n'y a plus que du vivant qui finit, et pas de hiérarchie.
RépondreSupprimerMerci de ce beau commentaire....
bien des humains en fin de route envieraient tes chèvres si bellement accompagnées
RépondreSupprimerTu as du talent Anne des Ocreries ! Merci
RépondreSupprimerElles méritaient bien qu'on écrive ça pour elles, toutes ces bêtes qui s'usent à nous servir.....
SupprimerUn ex chevrié ému, merci Anne pour ce flot de vrai et de souvenir différent mais partager, paix et bonheur en 2013.
RépondreSupprimerMerci
Didier
Oh ! Merci de ta visite, Didier ! Je te souhaite le meilleur pour 2013 ! puissent les vents t'être cléments !
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