vendredi 29 mai 2009

Monsieur Hector (6)



Monsieur Hector - 6

Jean-Michel était un bon garçon, mais il y a toujours un petit chenapan qui sommeille même dans les enfants les plus sages. Ce Monsieur Hector, dont sa mère avait parlé en baissant la voix avec un peu de crainte, avait remué l'imagination du petit, et il avait bien envie de voir "pour de vrai" cette variété de Croque-Mitaine qui faisait trembler sa maman. Il y réfléchit quelques jours, et décida de pousser, le jeudi suivant, une reconnaissance vers la grande avenue de la ville haute, et les belles propriétés qu'on y trouvait.

Au jour dit, sous prétexte de jouer avec ses camarades, il embrassa sa mère après le déjeuner, et sortit. Il avait dix ans, connaissait à présent bien la ville, et fila d'un trait. L'avenue était longue et large, à la sortie de la ville, dans les beaux quartiers, bordée de belles propriétés des deux côtés, et l'on rêvait devant les belles maisons fleuries, les parcs entrevus, les hautes grilles à piques dorées ; c'était bien différent du quartier populaire où Jean-Michel avait grandi. Il lui semblait qu'ici la vie était comme assoupie : pas de bruit ni de cris, pas d'enfants au galop dans la rue, rien de populaire enfin, mais de calmes promeneurs dans les beaux jours, et parfois une bonne, dans ses dentelles, tenant par la main quelque enfant bien mieux vêtu que lui. Jean-Michel aimait cette atmosphère feutrée, où tout semblait plus précieux qu'ailleurs, et il saluait d'un sourire chaque maison entrevue en passant.

Les hauts murs de la propriété de Monsieur Hector s'étiraient les derniers sur l'avenue, et une rue perpendiculaire, plus petite, desservait l'entrée des fournisseurs sur un côté, près du logis du jardinier dont la femme faisait office de gardienne. Les aides jardiniers logeaient dans les locaux du personnel, avec le reste des employés. C'est qu'il en fallait, du monde, pour s'occuper de Monsieur Hector ! Le pauvre homme n'aurait jamais pu exister seul...

Jean-Michel avait longé les hauts murs de l'avenue, et avait un peu rêvé devant le haut portail aux panneaux pleins qui défendait l'entrée. Puis il avait tourné le coin, et s'était engagé dans la rue adjacente, qu'il prenait pour la première fois. Là le haut mur se poursuivait, long, étonnamment long, interminable il fermait le côté droit de la rue, et le garçon en était ébahi.

Il arriva au portail de l'entrée des fournisseurs, qui, plus petit, n'était plein que sur sa partie inférieure : au-dessus, des barreaux laissaient apercevoir la porte de la petite maison qui le flanquait d'un côté, en face on voyait le départ d'une allée, bordée de buis côté parc, et de lavandes côté jardin. De grands arbres feuillus masquaient la vue plus avant. Jean-Michel, sur la pointe des pieds, les mains agrippées aux barreaux du portail, regarda de tous ses yeux cet endroit convoité, détaillant l'allée, la maisonnette noyée de fleurs, les grands arbres dont il ignorait le nom. Quelqu'un ouvrit la porte de la maison et il détala, apeuré sans savoir pourquoi. Ah ! Qu'il avait envie de le franchir, ce grand mur, et de se promener dans ces jolies allées bien propres ! Qu'il avait envie de découvrir le reste !

Au bout la rue finissait en chemin empierré et n'était plus pavée, et un autre chemin, parallèle à l'avenue, permettait de longer l'arrière. Des prés s'étendaient là, où paissaient des vaches. Et Jean-Michel revint ainsi vers la ville, amusé de voir à quel point l'arrière de ces belles propriétés était moins faraud que les façades. Là, le grand mur de Monsieur Hector ne montrait qu'une solide porte ; mais sur les autres propriétés on trouvait ici un muret, là du grillage, et le petit prenait plaisir à voir de loin le dos des belles maisons, les vastes pelouses où parfois jouaient des enfants.

Il rentra ravi de sa journée, heureux d'avoir aperçu quelque chose de l'endroit, et se promit de revenir ; ce haut mur le défiait, et Jean-Michel brûlait de l'affronter, de lui trouver une faiblesse qui lui permît de le franchir. Il regarderait mieux la fois suivante.

Cette idée l'obséda jusqu'au jeudi suivant. En classe il fut inattentif, et dut copier des lignes. Il se reprit : ce n'était pas le moment de rentrer avec une consigne !

Le jeudi suivant le vit à pied d'oeuvre. Il regarda de tous ses yeux le haut mur, sur ses trois côtés accessibles, et ses espoirs furent déçus. Bien entretenu, trop haut pour être escaladé, l'adversaire ne se rendait pas. Aucun arbuste, appuyant son tronc contre lui, ne permettait de le franchir avec facilité, et Jean-Michel jura entre ses dents. Restait le dernier côté, celui qui, mitoyen d'une autre propriété, ne se voyait pas de la rue. Jean-Michel hésita longtemps, mâchouillant un brin d'herbe, avant d'oser violer l'espace privé des voisins de Monsieur Hector. Là, de hauts piquets soutenaient un grillage bien tendu, mais haut, qu'il entreprit d'escalader, le coeur battant : pourvu qu'il n'y ait pas de chien !

Parvenu de l'autre côté, il se sentit comme un explorateur en des contrées hostiles, et il marcha précautionneusement, sursautant au moindre bruit, craignant l'irruption d'un chien à la gueule écumante, ou d'un garde féroce. Il se dissimulait tant qu'il pouvait, tout en cherchant un passage possible à travers, ou par-dessus, ce grand mur agaçant de tentation. Il traversa un petit bosquet, des jardins potagers, mais après une haie de lauriers une pelouse l'arrêta, en vue de l'arrière de l'habitation. Il ne put avancer plus. Il lui fallait se rendre à l'évidence : on n'entrait pas comme cela chez Monsieur Hector.

Il fit demi-tour et ressortit sur le chemin ; il avait échoué, et il ruminait sa rancoeur en marchant, les mains enfoncées dans les poches, les yeux fixés sur ce mur insolent qui semblait le narguer de toute son imposante solidité. Revenu devant l'entrée des fournisseurs, il resta longtemps à regarder à travers les barreaux du portail l'allée inaccessible et pensa à sa mère : connaissait-elle Monsieur Hector, était-elle déjà entrée là, pour que leurs promenades les ramène si souvent par ici ? Il réfléchissait et il regardait, perdu dans sa rêverie. Il n'avait pas aperçu le jardinier qu'une commission à faire à sa femme avait ramené chez lui, et qui observait depuis un moment ce joli petit garçon rêvant devant la grille.
- "tu veux quelque chose, petit ?", finit-il par demander. Jean-Michel sursauta, et faillit courir, mais l'homme souriait, alors il répondit :
- "Non m'sieur, je regarde ! C'est joli ! C'est quoi les fleurs là-bas ?"
- "Des pivoines ! Alors, tu les trouve belles ? Y en a de bien plus jolies, des fleurs, ici, et qui me donnent bien du tracas crois-moi ! Tu te promènes ? T'es donc pas à l'école ?"
- "C'est jeudi m'sieur, y en a pas ! M'sieur, s'il vous plaît, je pourrais les voir de près, les pivoines ?"

Le jardinier, qui était chez Monsieur Hector un personnage important, nécessaire et considéré, nourrissait pour les plantes la même passion que son employeur, mais c'était, malgré son importance, un homme bon et agréable à fréquenter. Il avait bien du travail, mais il considéra le petit garçon souriant qui s'agrippait au portail, et le petit bonhomme lui rappelait l'enfance de son propre fils, alors conscrit, et qui lui manquait. Le gamin n'avait pas l'air d'un voyou des rues, Monsieur Hector n'était pas dans les environs, bah ! Il pouvait bien les montrer, les pivoines ! Il aimait à parler de ses plantes, et de son savoir. C'est que c'était tout un monde que le monde végétal ! Et lui, jardinier chez Monsieur Hector, en possédait toutes les arcanes. Il marcha vers la grille.
- "Bon allez, viens les voir ! Mais pas longtemps parce que j'ai de l'ouvrage qui presse !" Et il ouvrit à Jean-Michel ravi. Il lui montra les pivoines, lui parla de la Chine, et des soins qu'il fallait à la plante, montra les alentours de la petite maison, froissa pour l'enfant une pincée de lavande afin qu'il en sentît l'odeur, lui apprit que les arbres qu'il voyait de là étaient des catalpas, et raccompagna enfin sur la rue un Jean-Michel rouge de joie qui aurait bien aimé tout voir des vastes et beaux jardins dont on venait de lui parler. Quelque chose venait de naître en lui, un amour des plantes qu'il lui semblait découvrir ce jour-là pour la première fois de sa toute jeune vie, dans la parole du jardinier jovial qui l'avait accueilli.

Il rentra enchanté chez sa mère, impatient de lui raconter son exploit.

(à suivre)

1 commentaire:

allez, dites-moi tout !