Carole (5)
Et puis c'est l'heure du goûter et les mamans sortent les affaires et on m'envoie chercher Carole qui est pas là. J'ai pas très envie mais bon j'y vais, je la cherche Carole et je la trouve dans le bois près de la mare, elle essaie de cueillir les fleurs jaunes et elle se penche et j'ai envie de la pousser mais je me souviens de la raclée alors je l'appelle pas Carole, je dis que je sais pas où elle est et qu'on joue au ballon avec les autres là-bas, et les parents vont voir dans le château en soupirant que ha là là, et moi vite je retourne près de la mare, et je la pousse Carole, elle tombe avec sa robe blanche à trous et ses cheveux blonds et tout et un cri, elle tient des fleurs jaunes dans ses mains, elle ne sait pas nager Carole et elle se débat et elle crie et moi j'ai peur qu'elle attire tout le monde, je regarde partout et je vois une grosse branche par terre, elle croit que je vais la tendre la branche et elle tend le bras mais moi avec la grosse branche je pousse sa tête dans l'eau, elle pleure et elle tousse et c'est long, trop long, les grands vont arriver et mon père il va me tuer ce coup-là, et ça y est soudain elle est molle et elle ne remue presque plus, j'appuie sur la branche et quand j'arrête Carole ne bouge plus dans l'eau, sa robe gonflée flotte doucement et je laisse la branche dans la mare, elle a tous ses cheveux blonds autour d'elle Carole, et même les fleurs jaunes elle les a pas lâché, et moi j'ai chaud et je tremble, je suis toute mouillée alors j'ai une idée et je cours vite, les autres jouent encore au ballon, j'arrive dans le jeu et je donne un coup de pied et le ballon va dans le bassin et ça éclabousse partout et du coup je suis plus la seule à être mouillée, et on rigole parce que on peut pas rattraper le ballon. Laurent quitte ses sandales et il va dans le bassin chercher son ballon, il crie que l'eau est froide et les grandes personnes arrivent, elles cherchent Carole, elles ne l'ont pas trouvée dans le château, et elles crient petits inconscients et veux tu bien sortir de là et qu'on est tout mouillés c'est pas possible des gamins pareils et quelqu'un dit la mare ! Pourvu qu'elle ne soit pas tombée à l'eau et ils y vont vite et soudain j'ai très peur.
Je m'assois sur le bord du bassin parce que mes jambes sont molles, si on sait que c'est moi qu'est-ce que je vais prendre purée, et Florence dit heu là là si elle s'était noyée Carole et quelqu'un dit bon débarras et moi je ne dis rien mais je pense pareil, et quelqu'un dit on y va et on court, je sais pas comment je fais pour courir aussi et Laurent me dit t'étais où tout à l'heure, et je lui dis aux toilettes pourquoi ? Et après les parents ont appelé pour goûter et après ils sont partis chercher Carole qui était pas là et je suis revenue jouer du coup et Laurent dit quelle peste cette fille elle gâche toujours tout et j'ai rien répondu parce qu'on arrivait.
Les grandes personnes étaient devant la mare et il y a eu un cri et nous on nous a dit de pas approcher, j'ai vu la maman de Carole qui tombait dans les pommes et Soeur Marthe s'est signée et elle est vite venue à nous en disant ne restez pas là les petits, elle nous a emmenés dans la chapelle et elle a dit qu'on prie pour Carole qui allait devenir un ange dans le ciel, j'ai pensé que tiens, ça la changerait mais j'ai rien dit, c'est comme si je pouvais plus parler, et prier je m'en fous alors j'ai baissé la tête et j'ai fait semblant.
Je sais pas ce qui s'est passé après mais ce qui est sûr c'est que le goûter, on l'a eu vite fait, et on est retourné prier avec Soeur Marthe ; les pompiers sont arrivés et la police, et les grandes personnes pleuraient et les mamans soupiraient "le pauvre ange, le pauvre petit ange" tout le temps en reniflant dans les mouchoirs et c'est comme ça que j'ai su que j'avais tué Carole et que tant mieux, j'aurais pas de raclée du coup puisqu'elle ne parlera plus Carole, et j'ai été un peu soulagée. Monsieur le Curé nous a posé des tas de questions, pourquoi elle était pas avec nous, où on était chacun et tout et quand ça a été mon tour j'ai dit comme à Laurent, au début ça m'a pas plu de mentir mais j'ai pensé au martinet sur mes fesses et ça m'a plus gêné du tout ; pourvu que personne n'arrive en disant que c'est moi, pourvu que personne n'ait rien vu ; c'est un secret, je vais jamais le dire à personne que j'ai tué Carole. Je suis morte de peur, comme si je devais sauter dans le vide depuis le rebord de la fenêtre ; et en même temps je suis drôlement contente dis donc je me dis que c'est fortiche d'avoir réussi. Et aussi que finalement, c'est bête qu'elle ait pas déménagé Carole, j'aurais pas eu besoin de faire ça du coup, surtout qu'en fait c'était pas si rigolo que ça. C'est sûr que j'ai les pétoches en tout cas.
Carole est repartie dans l'ambulance des pompiers avec sa maman, et nous on a tous dit une action de grâce pour elle dans la chapelle et on est tous remontés dans le bus pour rentrer mais plus personne n'a eu envie de chanter, les adultes discutent à mi-voix et s'essuyant les yeux et moi j'en mène pas large. Un moment ma mère me regarde elle dit ma pauvre fille t'es toute blanche tu joueras plus jamais avec ta copine ma pauvre chérie, et elle me serre contre elle en pensant que ça aurait pu être moi la noyée et moi je me dis que Carole elle prendra plus jamais ma place maintenant, c'est moi qui gagne.
(à suivre)
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