jeudi 14 mai 2009

Dans mon Berry...(3)



Crues (3)

On consulte à tout bout de champ l'agence locale de Météo France, et l'Office des Crues pour savoir s'il va pleuvoir encore, ou si ça monte encore en amont, et quel est le débit de la rivière. L'expérience des crues passées s'inscrit dans les gestes et dans les mots des hommes ; les riverains d'un cours d'eau diffèrent des autres habitants d'une contrée par l'expérience qu'ils ont des catastrophes naturelles avec lesquelles ils vivent, par un savoir commun qui les lie les uns aux autres. Rendus humbles par la connaissance qu'ils ont acquis de leur impuissance devant des forces qui les dépassent, ils ont la fierté d'avoir su encaisser, d'en avoir vu de dures et de s'en être tiré, d'avoir tenu, ensembles, au coude à coude quand il fallait faire face. Cette fois encore, ils sont prêts.

Après, ça dépend des années et de toutes sortes d'impondérables : ça monte plus ou moins haut selon qu'il s'agit d'une crue décennale ou pas (car il y a un cycle des crues), selon qu'il a beaucoup plu ou pas, ou qu'il continue de pleuvoir, selon que les barrages lèvent ou non les pelles en amont. Après, suivant les années il y a ou pas des dégâts conséquents, des histoires à raconter, de l'action ou de la routine, des souvenirs à ajouter à cette mémoire collective construite au fil des ans, et la certitude rassurante d'avoir su être là les uns pour les autres.

Ca dure trois jours lors des petites crues de routine, ça peut tenir une semaine lorsqu'elles sont belles, et certaines crues décennales jettent la rivière hors de son lit durant près de deux semaines, en plusieurs vagues successives, suivant la pluviométrie de l'année.

Lorsque l'eau se retire, il n'y a plus qu'à nettoyer, parfois reconstruire, ressemer les cultures détériorées suivant l'époque de l'année ou a lieu la crue, et laver des monceaux de linge dont on n'a pas eu le temps de s'occuper pendant le temps où l'eau régnait maîtresse. Le long des berges s'accumulent alors les embâcles dédaignées par les eaux, les déchets ramassés ici ou là par le passage du flot, parfois le cadavre d'une bête prise dans le courant et noyée, que les corbeaux déjà dépècent. Tout le limon arraché des sols submergés s'est déposé sur les herbes des prés et le tronc des arbres au décours de la crue, marquant d'une laide ligne marronnasse la limite de montée des eaux, et l'on attend les pluies suivantes qui laveront tout cela pour retrouver la pureté initiale.

On patauge dans une boue limoneuse qui sent la vase et le marais, et dans les chemins se lisent à livre ouvert les déplacements de la sauvagine qu'on ne croise jamais.

Les autres, ceux qui n'habitent pas près de l'eau, n'ont su que la rivière était en crue qu'en lisant les journaux, ou en passant les ponts des villes ; parfois ils ont hoché la tête devant les images des informations régionales, ravis de n'être pas concernés par la catastrophe, vaguement apitoyés par le sort de "ces malheureux" qui ont eu une fois de plus les pieds dans l'eau ; puis ils oublient et retournent à leur routine monochrome. Ceux des bords de l'eau, eux, ont vécu. Ils ont beau dire qu'ils s'en passeraient bien, de tout ce tracas, ils ont tout de même une vague conscience de ce qu'ils lui doivent de solidarité, d'expérience, de solidité - et de sentiment d'être vraiment vivants dans le monde des frileux. Parce que toute cette angoisse, toutes ces veilles, tout ce bousculement annuel d'une routine mortifère et désespérante - cette Aventure à date plus ou moins fixe qui surgit dans leur quotidien, répétée, attendue, leur rappelle à chaque fois ce que c'est que de vivre, et de vivre ensembles, ensembles rassemblés dans la même lutte, par delà les clivages sociaux qui les séparent d'ordinaire. L'eau noie autant le riche que le pauvre, il n'y a que les suites qui n'auront pas le même poids. Mais durant quelques jours, face au risque qu'ils affrontent, ils sont tous ramenés à l'élément de base, à cette vérité absolue qu'est leur seule Humanité, et qu'ils ne peuvent renier. Humains ils sont, humains confrontés à des forces plus grandes qu'eux, et qui se dépassent et se grandissent d'avoir su y faire face.

(à suivre)

2 commentaires:

  1. Qui l'eut crue?

    Ton sujet m'a vraiment impressionnée, par le non sensationnel du ton adopté;
    Quand on vit à l'abris de tout, on s'imagine catrastrophée , perdant tous ses moyens face aux
    crises de Dame Nature (une grande copine à Ricardo);
    et lisant ton récit, je m'imaginais, telle une poule perchée sur la table de la cuisine à me désespérer...
    Mais non.
    Comme face à l'irrémédiable, un cancer, une fatalité, l'humain trouve toujours la ressource de réagir
    et de lutter.
    Et le joli de ton histoire c'est qu'elle rime avec solidarité.
    Seuls face à la maladie, mais pas quand il s'agit du déchaînement des éléments...leçon comme tu le dis si justement,
    qui ramène l'humanité à sa juste taille, malgré ses prétentions sur dimensionnées

    ...

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  2. Et oui ma Dom, c'est de là que viennent certaines forces, et pour rien au monde je ne quitterais les bords de ma rivière, auprès de laquelle j'ai toujours vécu ! Elle vit, c'est une entité, et je l'aime.

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allez, dites-moi tout !