Crues (2)
Le premier jour pourtant l'eau cache son jeu ; bien sûr, la rivière est haute, ni plus ni moins que les jours précédents où on la guettait du coin de l'oeil en passant, comme ça, l'air de rien, en supputant ses risques de débordements, lorsqu'on hésitait encore entre le possible et le probable... Mais elle n'a pas encore dépassé les points de repères acquis par l'expérience, ceux qui font dire si ce sera grave ou pas, si "elle" monte vite ou non.
La rivière existe tout à coup ; elle qui n'est d'ordinaire qu'un élément comme un autre du paysage devient alors l'ennemi sournois qui guettait dans l'ombre et dont on se défie, contre qui il convient de s'armer et de lutter comme il se doit. On se réveille vivant soudain et les soucis d'hier ne nous font plus trembler : l'eau est là, devant quoi tout plie, et voilà qu'on s'aperçoit qu'on avait oublié de se méfier d'elle, à la voir tantôt haute ou tantôt basse, toujours bien sage entre ses rives.
Les heures passent et les hommes, requis par leurs contraintes quotidiennes, gardent la crue en arrière-plan de leur conscience ; ils ont déjà pensé à ce qu'il faudra faire, mais ils travaillent : on verra ça ce soir. Ceux qui vivent tout auprès guettent le danger. Près du téléphone attendent déjà les listes des amis, des autorités, des voisins absents à prévenir en cas d'urgence. A l'alerte on bouge peu : on pense à ce qu'il faudra faire, on s'efforce de sérier les urgences, on trie sa pensée pour n'avoir plus qu'à faire, le moment venu ; sur le pied de guerre, on attend et on veille.
Et l'eau avance, innocemment. C'est d'abord quelques languettes qui viennent en éclaireur lécher un bout du pré, un peu du chemin, ça y est, "elle" a passé les rives, "au-dessus" y doivent déjà mouiller ! On appelle ses amis en amont pour se faire une idée. On reçoit les appels de ceux plus bas qui ne savent pas à quoi s'attendre. Au début on se téléphone. Plus tard quand il faut agir le téléphone ne sert plus qu'aux urgences ; pour l'instant il ne sert qu'à causer, il est encore mondain, et plus d'un (d'une !) pense in petto que c'est tout de même une belle invention que cette machine-là.
L'eau à présent a gagné les prés et prend ses aises, de flaques elle devient mares et certains, prudents, retirent déjà le bétail des pâtures. Le gros de la rivière charrie de forts bouillons d'eaux sales, et on voit aux embâcles bousculées au milieu que le courant a pris de la force.
Enfin elle gagne les routes de bordure, et l'angoisse monte d'un cran : jusqu'où viendra-t-elle ? Faudra-t-il bouger les meubles ? Une crue où l'on bouge les meubles est une vraie crue, sérieuse et digne de respect. Les autres ne sont que des "crudinettes" de gamins, qui jouent à apeurer le monde sans vraie grande méchanceté. De laquelle s'agit-il cette fois-ci ?
(à suivre)
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