bravo aux courageux qui oseront se farcir ce morceau de bravoure !
L'Etrangère
Le Havre, décembre 1878
Mon cher Jacques,
J'ai été bien heureux de recevoir de tes nouvelles après tant de mois de silence. Tu m'annonces que vos recherches ont été enfin couronnées de succès, et que désormais, l'épave du "Courtoujours" ayant été retrouvée, va pouvoir commencer le long déchiffrement des fragments dont elle est le support. Quelle aventure palpitante ! J'aurais eu grand plaisir à me trouver des vôtres si mes affaires ne me retenaient tant auprès de mes comptoirs. Tu sais qu'un négociant est toujours trop pris. Mais j'eusse avec plaisir revu l'Italie, où j'ai un peu voyagé dans ma jeunesse, tant pour mon agrément que pour nos affaires familiales alors encore aux mains de mon père. Tu crois connaître tout de moi parce que nous sommes des amis de vingt ans, mais jamais encore je ne t'avais fait part d'une des plus fortes impressions que je reçus alors, et qui reste à jamais gravée en moi. Bien sûr il s'agit d'une femme, tu t'en doutes, et pourtant ce sujet si trivial s'éleva au-dessus de lui-même par la nature des évènements, et par son dénouement ; te doutas-tu un seul instant, mon ami Jacques, toi qui rencontras autrefois ce jeune homme éteint et taciturne que j'étais devenu, qu'avant cela j'avais vécu cent vies, piaffant comme un cheval fougueux au matin des batailles ? J'avais vécu, ô combien ! Et je revins blessé, dompté, assagi, bon pour le service bourgeois d'honnête négociant. Qu'on me lapide, si l'on veut, je me suis moi-même fait assez honte d'avoir ainsi rangé, à jamais, ma défroque aventureuse. Mais on ne peux hélas être un jeune homme toujours, et il fallait bien que je m'établisse... Pourtant cette aventure d'autrefois jette encore une ombre sur ma mémoire. Mais juges-en toi-même :
"Je ne sais d'où elle vint. La première fois où je la vis, petite et mince sous le clair soleil du matin, près de la fontaine, une petite ombre bleue palpitait à ses pieds à chacun de ses pas, et penchée un peu sous le poids de la jarre mouillée qu'elle appuyait à son flanc souple, elle gardait les yeux à terre pour ne point trébucher, appliquée à ne rien renverser.
Je notai la peau ambrée, les pieds nus ocrés de la poussière du chemin, petits et fins, l'attache déliée des chevilles, l'arête du nez droit et les mèches longues de cheveux noirs et lisses glissant du voile coloré qui l'abritait des ardeurs du soleil. A chacun de ses bras plusieurs anneaux de cuivre reflétaient la lumière.
J'étais venu dans ces contrées dépêché par mon père qui y avait quelques affaires que ses occupations ne lui permettaient pas de démêler lui-même, et arrivé depuis quelques jours je traînai par les rues mon désoeuvrement provisoire, les personnes avec qui je devais me rencontrer se trouvant quelque temps encore éloignées de la ville.
J'avais fait halte un instant près de la fontaine qui chantait sur cette placette écartée, à cette heure matinale encore peu fréquentée, et je regardais oisivement la vie s'éveiller doucement : c'était les contrevents qu'on poussait, une ménagère affairée déjà balayant le pas de la porte, quelques mots échangés volant au hasard d'une femme à l'autre. Un homme sifflotait quelque part un petit air de danse ; les enfants s'interpellaient déjà.
Puis elle vint, et je ne vis plus qu'elle, parce qu'elle avait en marchant une grâce impalpable, que son vêtement, la donnant pour étrangère, piquait ma curiosité, et que ses yeux baissés et son allure craintive me parlaient de ces bêtes timides, affolées d'un rien, qu'il est nécessaire de rassurer d'abord si l'on ne veut qu'elles fuient.
Indifférente à tout, elle trempa sa jarre dans le bassin, l'en tira ruisselante et s'en alla, après l'avoir calée contre elle, sagement, sans regarder personne, et nul ne lui parla. Je la suivis du regard.
J'occupais mes journées à visiter les alentours de la ville. Scilla, comme tu le sais, se trouve sur le détroit de Messine, et n'est rien d'autre que celui chanté jadis par le grand Homère. Il te faudra quelque jour visiter cette partie de la péninsule italienne, trop délaissée des voyageurs et qui n'est pas sans charme. Quoique fort pauvre, la Calabre vaut qu'on s'y intéresse, et ses paysages gardent encore quelque chose de l'antique dès qu'on s'éloigne un peu des villes.
Mais souvent le soir, au retour, je poussais mon cheval vers la place où j'avais aperçu une fois ma petite étrangère, dans le dessein d'abreuver ma monture fatiguée, et espérant revoir, par le fruit d'un heureux hasard, sa jolie silhouette souple portant sa jarre mouillée. Et tandis que buvait mon cheval, je rêvais...
Je ne la revis point cependant, et je pensai que peut-être elle était de ces peuples errants, tu sais, qui vont de ville en ville... Or son souvenir dansait devant mes yeux, et souvent je me retournais en passant sur quelque silhouette furtive entrevue, mais ce n'était jamais elle, et je craignais le courroux des hommes sourcilleux qui goûtaient assez peu l'intérêt qu'un étranger semblait porter à leurs filles.
Les personnes avec qui j'avais à faire étant de retour, je dus revenir à mes occupations, et j'oubliai un peu la petite place et sa petite porteuse d'eau. Les jours suivants me virent à commercer, retenant ceci ici, telle chose ailleurs, suivant les directives reçues de mon père. Je tâchai de faire au mieux, mais me trouvai parfois distrait par l'image qui me revenait d'elle.
Le temps arrivait où il me fallait songer au retour, et moi toujours si prompt à prendre essor vers un nouvel ailleurs, me trouvai cette fois bien languissant à l'idée de quitter cette bourgade ; une sorte d'insatisfaction vague et sans objet m'envahissait, j'étais irritable, agacé de rien sans comprendre pourquoi, pris d'agitation qui me faisait me porter ici à visiter un site, puis, à peine sur les lieux, à le quitter pour en voir un autre. Pour tout dire, j'étais bel et bien amoureux, mais l'ignorais encore.
Enfin je la revis, un jour à la fin de l'après-midi, près de la fontaine comme au premier matin. Elle vint emplir sa jarre, comme à l'accoutumée, sans regarder personne, et je formai en moi la pensée que ce devait être lourd à ses bras minces. Il me vint alors l'idée de lui ôter sa jarre des mains, et de la lui porter jusqu'à sa porte. Passant à mon bras les rênes de mon cheval, je m'approchai d'elle et m'emparai de son fardeau. Elle me jeta un regard effaré où passaient la crainte et l'étonnement, et je vis se poser sur moi de grands yeux doux aux prunelles sombres ; je fus charmé de son visage. Elle n'était encore que jolie, je sus en la voyant que quelque jour elle serait effroyablement belle, et j'en frémis.
Je lui parlai en italien, doutant d'abord qu'elle le comprît, mais j'ignorais le dialecte de la contrée et ne pouvais donc me faire entendre autrement. Voyant qu'elle entendait cette langue, au moins assez, je lui demandai son prénom, prenant soin de parler lentement. D'une voix basse et un peu voilée j'entendis prononcer alors ce nom que je n'oubliai plus : 'Shârma'. Je lui offris de porter son fardeau jusque là où elle habitait, mais elle ne voulut point de moi jusqu'à sa porte, disant que son maître la battrait, sûrement, s'il la voyait en compagnie d'un étranger. Aussi je dus lui promettre de la laisser au coin de sa rue, à une portée de fusil de la place.
Tout en marchant je la questionnai, et j'appris ainsi qu'elle était née quinze ou seize ans plus tôt dans ces peuplades des monts de l'Atlas, Outre-Méditerranée, que nos colons s'ingénient à donner à la France et que, prise très jeune comme butin dans une razzia elle s'était vue captive d'abord à Alger, puis donnée à un armateur d'ici en paiement d'une caisse de munitions et de vingt barils de farine, qu'elle était servante ici depuis un an seulement, l'armateur ayant cessé le trafic avec les côtes moresques.
Je la détaillai à loisirs comme nous marchions. Elle paraissait moins que son âge, mais semblait déjà formée pourtant. Elle allait pieds nus et son jupon de laine fine lui battait les chevilles. Une sorte de blouse resserrée à la taille par une cordelière de laine tressée lui laissait les bras nus à partir du coude, et une sorte de châle, qu'elle rabattait sur sa tête quand elle sortait, complétait son habillement. Tout cela dans les tons bruns, assez usé et pas très propre, montrait assez sa condition, et que la pauvre petite n'était guère heureuse. J'en fus remué. Elle me considérait de côté avec un peu d'étonnement, éblouie qu'un 'monsieur' étranger, et manifestement à l'aise, s'intéresse ainsi au peu qu'elle était. Elle ne voyait point ce qu'il y a de singulier pour une jeune fille à être ainsi escortée d'un inconnu au vu de tous dans la rue, et moi, naïf jeune homme de vingt ans, tout à ma joie de marcher près d'elle, je ne conçus pas que c'était lui faire tort que de m'afficher de la sorte à ses côtés, et que c'était légèrement nous exposer à faire parler mal d'elle et de moi ; j'étais bien sot alors, et bien égoïste aussi ; la vie depuis s'est chargée de me mûrir, et je suis devenu convenable - tant pis pour moi !
Arrivés au coin de la rue qu'habitait son maître, je lui rendis sa jarre pleine, et la regardai s'en aller jusqu'à une grande bâtisse d'assez bon air qui en tenait à peu près le milieu du côté gauche. J'avais été payé d'un furtif 'grazie' et d'une esquisse de sourire plus furtive encore, mais c'était assez pour que le grand benêt que j'étais alors se trouvât pris aux rets, et je m'en retournai, avec dans les oreilles sa jolie voix assourdie de timidité, ressassant ce prénom étrange, 'Shârma', et voyant danser devant mes yeux une petite silhouette brune porteuse d'une jarre pansue, tellement absorbé que plus d'une fois je faillis heurter de mon cheval, qui se dirigeait plus ou moins seul, un passant ou un autre, ce qui me valut quelques apostrophes, bien senties sans doute, dans ce dialecte qu'on parle ici. Ce fut à peine si j'y pris garde, et je parvins, je ne sais comment, à l'auberge dont j'étais l'hôte, cherchant moyen de retarder mon départ, prêt à écrire à mon père qu'une révolution quelconque, éclatée soudainement, m'empêchait de faire voile vers Marseille, mais pensant aux alarmes qu'en aurait eu ma mère, je renonçai à cette idée. Accoudé à ma fenêtre, jusqu'au soir je restai à rouler mille projets dans ma tête. Je me couchai fort tard, fermement résolu à rencontrer Shârma de nouveau et à lui parler encore.
Le lendemain j'écrivis plusieurs lettres : l'une à mon père, où j'annonçai que j'étais contraint de rester quelques temps encore à Scilla, une chute de cheval heureusement peu grave s'étant soldée d'une cheville foulée, l'autre à Marseille où je devais me rendre ensuite pour annoncer le report de ma venue à une date ultérieure, après quoi je m'en fus prendre mon poste à la fontaine, où je ne trouvai personne, ayant trop tardé. J'allai calmer mon impatience sur le port, où des pêcheurs voulurent bien me prendre avec eux une partie de la journée, et jusqu'à Vèpres je regardai remonter les filets.
Puis je revins à ma placette, guettant par où elle viendrait. Elle arriva comme à l'accoutumée, mais avec moins d'entrain, et hésita à s'avancer lorsqu'elle me vit. Baissant vite la tête, elle me jeta un bref regard, mais ce fut assez pour voir qu'elle avait pleuré, et j'en eus, comme il se dit chez nous, "les sangs tournés". La prenant par le bras, je m'inquiétai d'apprendre la cause de son chagrin. Alors, découvrant une épaule qu'elle recouvrit bien vite, elle m'annonça qu'on avait parlé de ma compagnie à son maître, et qu'elle avait reçu les verges. J'eus le temps d'apercevoir quelques raies violettes sur sa belle peau ambrée avant qu'elle ne se couvre, et j'en fus soulevé de peine pour elle, et de colère contre cet homme.
Comme elle ajoutait qu'elle avait ordre de ne me plus parler, sinon on la renfermerait, c'en fut trop pour moi, et je lui demandai pourquoi elle ne cherchait point à fuir un si mauvais homme ; elle me répondit qu'elle ne savait où aller, qu'elle avait peur toute seule, et manquait d'argent, ce qui est un frein plus puissant à l'essor de toutes les libertés que les chaînes des tyrans. 'Mais moi, Shârma, si je vous prenais avec moi, voudriez-vous me suivre ?', lui demandais-je alors ; me jetant un regard effaré, elle secoua la tête sans répondre, incertaine, puis ayant rempli sa jarre s'apprêta à retourner. Je l'arrêtai : 'Je voudrais vous revoir', dis-je, 'N'y a-t-il aucun moment qui soit sans danger pour vous? Avez-vous trop peur ? N'ai-je pas été bon pour vous ? Vous ne me craignez pas, n'est-ce pas ?' D'un signe elle m'assura que non, et m'annonça qu'elle venait à l'eau matin et soir, un peu après l'angélus du matin, un peu avant celui du soir, mais qu'elle ne saurait s'attarder sans qu'on trouvât cela suspect. Puis elle s'enfuit, et je la vis partir d'un coeur serré, fragile et dépourvue des soins qu'auraient réclamé ses meurtrissures ; je serrai les poings d'impuissance et jurai bien mille diables en vouant son imbécile de maître à tous les enfers. Enfin, je me représentai que s'il pouvait la battre il en pouvait peut-être aussi disposer à son gré, et cette pensée me fut extrêmement désagréable. Je revins à l'auberge en grinçant des dents de rage, et ne pus rien avaler ce soir-là.
Les jours suivants me virent assidus à la fontaine, et Shârma se rassurait doucement, au fur et à mesure de mes bontés pour elle. M'étant volontairement écorché aux épines dans la campagne, je demandai un onguent à mon hôtesse, que je m'empressai d'offrir à la pauvre petite pour panser ses plaies. Elle qui ne recevait jamais rien que des coups me regarda de ce jour comme un saint venu à son secours, et je poussai plus avant dans son intimité, lui offrant des douceurs dont elle n'avait jamais mangé, fruits confits et bonbons qu'elle n'avait vu qu'à la table de son maître sans que jamais on ne lui en offrît. Je l'eusse couverte de présents si j'avais pu, mais je craignais qu'en lui voyant un objet étranger aux mains, on ne la crût coupable de vol, et je m'abstins. Pour rien au monde je n'eusse voulu qu'on la battît encore. J'en vins même à craindre la délation de quelque commère de la place, car enfin on nous voyait, on me voyait moi, surtout, et je me mis à redouter qu'à la longue cela ne devînt dangereux pour elle. Elle me regsardait désormais comme son ami, et j'avais acquis sa confiance ; cette enfant abandonnée, passée en servitude depuis l'enfance, ne savait comment manifester sa reconnaissance de mes bienfaits, et parce qu'elle avait l'âme pure, ne voyait d'autres mobiles que l'amitié aux attentions que je lui portais. Hélas, comme l'âme des hommes est noire ! Certes, elle m'étais chère, mais sa beauté surtout me la rendait telle, et bien que j'en fusse épris, le démon n'avait pas petite part dans mon affection pour elle, et j'eusse donné beaucoup pour la tenir avec moi dans une chambre bien close. Car elle avait éveillé en moi la faim des fauves.
Un jour qu'elle était venue en pleurs après qu'on l'eût encore grondée, je réitérai ma proposition de fuir avec elle, sans même réfléchir à ce que j'en pourrais faire ensuite : l'épouser ? La présenter à ma famille ? L'installer dans un meublé non loin de moi ? mais que deviendrait-elle alors durant mes absences pour affaires ? N'importe, je la voulais à moi, et ne pouvais envisager de m'en voir séparé. Je la pressai de me suivre avec insistance, et quoique craintive encore, je vis que cela commençait à lui agréer. Je la laissai ce soir-là, après l'avoir consolée de mon mieux, plus content de moi que jamais.
Puis arriva une lettre de mon père, m'enjoignant, si ma foulure était assez rétablie, d'aller au plus vite à Gênes tenir, pendant six mois, en son nom, ses intérêts auprès des drapiers de la ville avec certains desquels il avait passé accord de commerce. Gênes, Seigneur ! Si loin au nord, quand j'étais près de Reggio de Calabre ! Je fus d'abord effaré, puis il me vint à l'esprit que j'y pourrais vivre à l'aise avec Shârma, si je pouvais la décider à me suivre, et que je pourrais là, tranquillement, polir ma sauvageonne et parfaire une éducation qui lui faisait cruellement défaut ; quelle figure ferait-elle dans le monde, actuellement, elle que je prenais de si bas ? Il lui fallait beaucoup apprendre ; elle ignorait tout, parlait assez l'italien, le dialecte calabrais, et l'arabe assez bien ; mais rien du français, et ne savait ni se tenir à table, ni s'habiller, et pour cause, et n'aurait pu tenir une plume, ne sachant ni lire ni écrire ! Tout ce qui fait les jeunes filles de la bonne société lui avait manqué, et je songeai que ces six mois qui nous tombaient du ciel étaient une bénédiction. Car je pensais à ma famille : passe encore que j'épouse hors de ma condition, quoique je n'attendisse pas que la chose leur fut agréable. Mais une étrangère! Mais une servante ! Je résolus de mettre les bouchées doubles, et tandis que j'allai versla fontaine où je devais retrouver ma douce barbare, touchante et pure dans sa simplicité, j'échafaudais en pensée le programme qui devait transformer cette petite fille sauvage en jeune fille du monde. L'amour ne renonce devant rien."
(Mesure ici, mon cher Jacques, la fatuité des jeunes gens de vingt ans ! Penser élever jusqu'à nous une petite servante barbare d'armateurs calabrais ! Songer à l'épouser ! Faire entrer, dans notre lignée ininterrompue de Normands, un sang venu de si loin ! Nos jeunes hommes de bonne famille établissent leurs maîtresses dans une garçonnière, au mieux, quand ils ne les laissent pas dans une 'maison' à gros numéro... Mais épris comme je l'étais alors, et quoique suborneur, il me semblait moral de ne la prendre que dans le dessein d'en faire ma femme, honnêtement, noblement si l'on peut dire, et je m'attendrissais sur ma bonté, me voyant décoré des lauriers de l'abnégation pour mon élan de Pygmalion. Pauvre sot que je fus !)
"J'annoncai donc mon départ proche à ma douce Shârma, que cette nouvelle jeta dans les transports du désespoir, et qui se jeta contre moi, m'implorant de ne la point quitter, car elle en mourrait, pour sûr, de chagrin. 'Suis-moi à Gênes', lui dis-je, ' J'aurais soin de toi, et je ferai de toi une dame comme celles qui vont au bal et que tu sers'. Elle me regarda, éblouie, doutant de réussir dans une entreprise qui lui paraissait si ardue. Fuir, passe encore, mais devenir une dame ? Elle, la servante étrangère ? Elle me sourit comme on sourit aux fous, gentiment, et passa sa main sur ma joue avec douceur. Elle ne me croyait pas, c'était visible, mais agréa quand même à ma folie. Puis elle avait assez grandi pour se lasser de rester à être battue et continuellement réprimandée pour des riens. Elle résolut enfin de me suivre, et nous connûmes des moments de bonheur à échafauder les plans de l'évasion. Je préparai mon départ, envoyai devant moi à Gênes le plus gros de mes bagages, m'occupai de louer deux chevaux que nous devions laisser à Cosenza pour la diligence de Naples, puis de là soit nous gagnerions Rome puis Gênes par une autre diligence, soit nous prendrions la mer pour remonter directement à Gênes. Simplement, il nous faudrait quitter la Calabre le plus vite possible. L'armateur remuerait-il ciel et terre de la fuite d'une servante ? Quoique ce fût fort peu probable, je n'avais guère envie d'en courir le risque, mais trembler devant tous les dangers, même imaginaires, fait partie de toute évasion digne de ce nom, et nous mettions donc un soin jaloux à craindre tous les dangers.
Au jour dit, après qu'onze heures du soir eussent sonné au clocher de l'église, j'arrivai avec les chevaux dans une venelle qui longeait l'arrière de la maison. Une fenêtre de l'étage s'ouvrit, et je lançai à Shârma une corde munie d'un grappin, qu'elle utilisa pour haler jusqu'à elle une solide barre de bois qu'elle installa en travers de la fenêtre, celle-ci étant dépourvue de barre d'appui, puis elle se coula souplement jusqu'à terre. Enfin se dissimulant à mes yeux dans une embrasure, elle revêtit des habits d'homme ont je m'étais muni pour elle, enfonçant sur sa tête un bonnet de matelot pour cacher sa longue chevelure. Faisant un paquet de ses hardes que je liai sur mon cheval, elle se mit en selle, et nous fuîmes au plus vite, prenant le galop dès la sortie de Scilla ; nous chevauchâmes toute la nuit jusqu'à être rompus de fatigue, elle surtout à qui cet exercice était peu familier. Jusqu'à Cosenza nous évitâmes les auberges, dormant dehors et mangeant frugalement. A Cosenza nous laissâmes les chevaux et prîmes la diligence de Naples, où enfin nous nous sentîmes en sécurité. Nous avions réussi. Craignant que l'armateur ne nous fît néanmoins chercher sur mer, nous gagnâmes Rome, puis Gênes, par voie de terre, et je trouvai à nous loger chez une veuve qui louait l'étage de sa maison. Enfin Shârma allait être à moi, je jubilais, et elle m'adulait, émerveillée de ce que j'eusse réussi à l'arracher à un méchant homme et à une condition qui lui faisait horreur. J'allai à mes affaires, je pris mes dispositions pour son instruction, et je m'apprêtai à jouir d'un bonheur sans ombre.
Ma félicité fut à son comble dès le premier soir, car soit reconnaissance, soit qu'en elle la nature de la femme s'éveillât enfin, elle ne repoussa pas mes caresses, que j'avais jusque là mesurées par décence. Mais puisque j'avais résolu d'en faire ma femme, qu'importait qu'elle le fût d'abord pour moi avant de l'être pour Dieu et pour les hommes ? Une sorte de timidité retenait toutefois mes mains, et je réfrénais mes transports de mon mieux, voulant si possible qu'elle s'offrît elle-même au sacrifice suprême, plutôt que d'avoir à le lui imposer. Aussi l'enveloppais-je de fort tendres caresses, la dévêtant peu à peu, poussant l'avantage quand je le sentais possible, reculant dès qu'un raidissement m'indiquait sa pudeur effarouchée. J'en vins à l'avoir nue dans mes bras, et je pus jouir à loisir des promesses d'un corps délié et souple, lisse et mat, aux seins fermes de la femme à son aurore, et j'admirai le flanc étroit, la cuisse longue, ce pertuis où j'allais faire effraction, tout en lui faisant de mon mieux perdre la tête, puisque aussi bien le prédateur que j'étais à cet instant demandait curée de son gibier.
Quand je la tins enfin sous moi je sentis qu'elle était neuve, et je mesurai la chance qui m'était échue. Elle m'était déjà chère, j'en devins fou, et je possédais d'elle tout ce que je voulus. J'étais au paradis, et, peut-être parce que je l'aimais, je sus l'y mener aussi. Son premier cri de volupté est à jamais dans ma mémoire.
Les six mois à Gênes passèrent avec la brièveté d'un rêve. J'étais à mes affaires, où je réussissais assez bien pour contenter mon père, et j'assistai à la fois à l'éveil de la sensualité toute neuve de Shârma, et de son esprit avide. Elle apprenait avec facilité, se révèlant intelligente, et je regardai, ébloui, l'éclosion de cette fleur façonnée de mes mains. Bien que nous parlions couramment en italien, elle progressait en français, et ne mit guère plus que le temps nécessaire pour lire et pour écrire. De grands progrès restaient à faire, mais elle retenait tout ce que son esprit pouvait contenir. Je la vêtis décemment, lui mis les bons auteurs entre les mains, lui donnai un maître de musique, un autre de danse, lui fis visiter les curiosités de la ville pour former son goût au Beau, et quelques notions de sciences pour qu'elle se fît une idée de la réalité des choses. Je remis certaines matières à plus tard, considérant qu'elles n'étaient point fondamentales mais approfondissements. Elle savait déjà coudre, je la fis broder, enfin je fis tout ce que je pus pour qu'elle ne fît point trop mauvaise figure où je comptai la mener, et que nul ne pût se douter de sa condition première. Ce furent six mois d'un bonheur sans nuages, les plus beaux, peut-être, de toute ma vie.
Puis un soir je rentrai, les bras chargés de présents pour ma belle demoiselle. J'imaginai sa joie, qu'elle avait l'habitude, lorsqu'elle recevait un cadeau, de montrer ingénûment, puis sa tendresse ensuite, reconnaissance des soins reçus, expression de la force qu'elle mettait à vivre. Je souriais en descendant la rue, je riais en ouvrant la porte, et je restais interdit : il n'y avait personne au logis. Sur le bord de la fenêtre une jolie cage dorée, qui contenait d'habitude un couple de serins auxquels elle s'amusait souvent, était ouverte et les oiseaux enfuis. Plus rien d'elle nulle part. Châles, robes, dentelles, tout avait disparu, et les menus objets offerts en gage d'amour, une boîte à musique en laque de Chine, une écritoire de bois de rose, ses malles enfin, rien ne restait. Elle était partie.
Dire ce que je fus, ce que je fis, c'est impossible. Je vécus l'enfer. Je pleurai, je courus partout, je remuai en vain tout ce que je pus : on ne la retrouva pas, et l'on eût pu croire que j'avais rêvé ma vie jusqu'alors. Elle n'avait laissé pas même une lettre, pas même un dernier mot d'amour, et sortit de ma vie aussi brutalement, aussi étrangement qu'elle y était entrée. J'avais perdu le dormir, le boire et le manger, je délaissai mes affaires et fis dire à tous que j'étais malade, ce qui arriva de fait, car je fus pris d'une terrible fièvre nerveuse qui fit craindre pour mes jours.Le médecin mandé par ma logeuse, me donna pour mort sous peu ou pronostiqua que j'en resterais idiot, ce qui s'est heureusement démenti sous les deux auspices. Mais c'est là que j'ai gagné ce fond de mélancolie qui ne m'a plus quitté depuis. La digne femme qui nous logeait, alarmée, écrivit chez moi qu'on vînt à mon chevet, car j'étais mourant, et mon père dépêcha auprès de moi mon cousin Baptiste, de quatre ans mon aîné, accompagné d'une des femmes de ma mère qui m'avait connu enfant. Leurs soins me maintinrent contre toute attente, et je me remis doucement, mais j'avais des crises nerveuses irrépressibles qui me faisaient sangloter tout haut à des moments imprévisibles, mes nerfs terriblement éprouvés me jetaient dans des sommeils agités peuplés de songes affreux, et une fois ou deux je tentai de me tuer, retenu de force par mon cousin dont tous les muscles suffirent à peine. Puis je fus jugé en état de prendre la mer. Trois mois avaient passé sans que je les visse. Toujoursj'étais à me demander où elle s'était enfuie, et avec qui, et pourquoi m'avoir quitté, moi qui lui avait tant promis et tant offert. Peut-être n'attendait-elle que des ailes, et l'art de s'en servir, pour chercher alors sa voie toute seule, peut-être s'était-elle lassée de mes soins, et de la cage dorée où je la maintenais à l'instar de ses oiseaux tant aimés, sans m'en douter, jaloux de la garder à moi... Je ne sais.
On me ramena près du Havre, où mes parents ont une campagne à quelques lieues de la ville, et je demeurai deux ans dans une sorte de stupeur parfois agitée de crises de larmes affreuses, débile et faible comme une femme. Au moment de quitter Gênes, en faisant mes malles, je ramassai dans le fond d'une armoire, oublié depuis longtemps, un paquet d'effets que je reconnus aisément et qui doublèrent ma peine : c'étaient son jupon de laine fine, sa blouse et son châle dans quoi elle avait fui, cette nuit où je l'enlevai, et les anneaux de cuivre de ses poignets. Je devins affreusement pâle en les voyant, et l'on crut que j'allai derechef avoir une attaque de mes pauvres nerfs à vif, mais pleurant de toute mon âme, je me repris et serrai avec soin ces reliques de mon amour défunt, chères à jamais.
Le temps passa. Je me remis assez pour reprendre les affaires, mais j'avais perdu cet allant et cette exhubérence d'avant qui me faisaient gai de tout, content de tous, et insouciant. Je devins ce jeune homme pensif que tu connus peu après."
Et voilà l'histoire, mon cher Jacques, la triste histoire de Shârma ma Charmante, toujours tendrement chérie et jamais oubliée, rencontrée un matin, enfuie un soir, à jamais mon ange et mon démon. Mes chères reliques, je les regarde encore parfois, pieusement conservées, et les larmes, à chaque fois, me viennent aux yeux, mais aussi l'odeur de sa peau exaltée du désir qu'elle avait de moi certains soirs, et ses soupirs de volupté lorsqu'elle subissait mon tendre outrage. Mais l'image que je garde à jamais d'elle fut le jour où je la vis, toute petite et souple au soleil du matin, sa jarre pleine appuyée à son flanc, une petite ombre bleue palpitant à ses pieds à chacun de ses pas dansants.
Nul ne put jamais me dire ce qu'elle devint, et je pourrais presque croire avoir rêvé tout ceci, s'il n'y avait ces quelques bribes abandonnés par moi recueillis et par moi chéris.
Travaille bien sur ton épave, et mande-moi des nouvelles quelquefois, je t'en aurai bien de la reconnaissance ; cela distrait le vieux monsieur grave et mélancolique que je suis devenu, vois-tu, et me fait ressouvenir d'un temps où, fier et libre et bien fait de ma personne, je dévorais le monde à belles dents sur le ventre nu d'une femme aimée.
Bien à toi,
Ton ami sincère,
Charles-Etienne Lhôte
[Anne des ocreries - 2007][ FIN ] - Et si vous avez tenu jusque là, chapeau ! Vous n'êtes pas sans courage ni persévérance ! Mais surtout, MERCI !
L’étrangère…superbe facture classique romantique pour cette nouvelle qui n’est pas sans laisser une amertume en forme d’interrogation… car les mots ne sont pas là par hasard, tu les as choisis pour exprimer joliment un peu de tes tripes et de ces landes obscures où vaque parfois ton cerveau .
RépondreSupprimerL’étrangère….. ?
Chacune de nous ? la femme pour l’homme ? l’un(e) pour l’autre ?
Les dessous du désir, de l’amour, des LIENS qui nous apprivoisent, nous privant de notre liberté…
Pygmalion, cage dorée, qui n’y a pas un jour perdu ses ailes ou des plumes ?
J’aime ce sujet, traité avec amertume, du point de vue le l’Autre, du danger, du prédateur, de celui qui
nous possédant- par amour- nous prive de nous même…comment ce thème ne ferait-il pas écho en moi ?!
Qu’est ce que l’amour ? le bonheur ? où sont les balises indiquant que la rivière monte imperceptiblement, prompte à l’échappée ?
Aimer dépendre s’offrir se reprendre partager se colleter s’apprivoiser s’ensauvager…
C’est le pas de deux de la vie à deux !
Face à la liberté, l’autre n’est il qu’un rêve dont il faille se guérir?
Ah ! voilà un com' comme je les aime !
RépondreSupprimerTout lien est-il à fuir ? Alors nous serions condamnés à une effroyable solitude....le truc, c'est l'apprentissage de la "bonne distance" - ne jamais se laisser enfermer, conserver des échappées belles, ne pas fusionner, instaurer et la confiance, et la distance salutaire qui évite l'étouffement des liens.....
On a tenu jusqu'au bout, sans aucun problème tant la plume est élégante et l'histoire passionnante. Navré si mon com est plus succinct que celui d'Alterdom, je me contenterai de dire que j'ai aimé. Beaucoup. Et que tu devrais continuer à faire les fonds de tiroirs.
RépondreSupprimerMerci, l'Oiseau ! Je vais les faire, oui...Remettre au goût du jour certains textes inconnus des visiteurs plus récents de ce blog.
RépondreSupprimeroh, la... j'attends demain... il est 23h03... il me faut garder un peu de vigilance... ben, pour quelqu'un qui voulait arrêter de bloguer...
RépondreSupprimerMais, Lucia ! Ceci est la toute première nouvelle que j'ai postée sur mon blog, en 2009 ! c'est loin d'être le dernier posté, hihi ! c'est après celui-ci que j'ai commencé le découpage en épisodes - il y en a 7 pages A4 ! et parfois, oui, j'ai des petits passages à vide.....
RépondreSupprimerYep !
RépondreSupprimerJ'ai réussi à le brocher , il est à côté des petits Gallimard poésies de poche. Ça le fait !
Bises.
AOUF, Dom ! à ce point là ?????
RépondreSupprimerJe suis très honorée ! Merci ! enverrais-tu une photo en "off" ? :)
Woaw ! Chapeau, Anne, très jolie nouvelle ! De l'art de trop aimer...
RépondreSupprimer...ou plutôt, de "mal" aimer.....remarque, c'est bien pareil.....
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