samedi 18 avril 2009

Mon piano.



" Anne, tu veux pas un piano" ?, me demanda l'Homme, un jour à la fin de l'été dernier.

"Un piano ? Comment ça un piano ? tu veux dire....un piano ?" balbutiais-je, très inspirée.

"Bin oui, quoi, un piano !" me répondit-il avec agacement. "Tu sais, ce machin avec plein de touches noires et blanches qui fait du bruit !"

Merci, pas la peine de douter de mes capacités mentales, je sais pertinemment ce que c'est qu'un piano, ça faisait une vie ou presque que j'en rêvais, d'un piano !

Petite, à l'école, la maîtresse (en CE2 ?) nous faisait de l'éveil musical, et le bruit que ça faisait (je n'appelais pas encore ça un son) me plaisait déjà, sur les disques qu'elle passait. Et lorsqu'elle avait demandé lesquels d'entre nous jouaient d'un instrument, plusieurs avaient levé le doigt : qui du violon, qui de la flûte, un ou deux du piano.

Dans notre petite ville (très) moyenne, il y a plus de trente ans, la musique ce n'était pas pour tout le monde ; les enfants qui jouaient d'un instrument n'étaient pas les enfants d'ouvriers, encore moins les enfants d'immigrés ; les leçons coûtaient cher, l'instrument aussi, et puis pour la plupart d'entre nous la musique c'était un "truc de riches", pas pour nous, pas dans notre milieu.

J'avais lu Marcel Pagnol et son "temps des secrets", où une petite amie de Marcel lui jouait du piano, et ses mots avaient nourri mes rêves ; puis un jour où j'étais allée jouer chez une de mes camarades, le miracle avait eu lieu : elle, elle avait un piano, et tout comme dans le livre de Pagnol, assise dans la pénombre estivale d'une chambre aux persiennes demi-closes contre le flanc du grand monstre noir j'avais entendu gronder et chanter les cordes enfermées, fascinée quand je me relevais par les doigts de mon amie transfigurée ; comme elle avait changé lorsqu'elle s'était assise, grave et sage, bien droite, devant les petits signes noirs de la partition ! et comme je l'enviais !

Au père Noël de cette année là, je demandais un piano - et un poney shetland, parce que sur des fêtes on m'avait promené sur leur dos et que j'avais aimé cela.

Le père Noël ne m'apporta que ces vilaines poupées blondes qu'on s'obstinait à m'infliger, rituellement, comme pour me rappeler que je ne l'étais pas, blonde, ce qui semblait rédhibitoire, et que mon rôle dans la vie ne serait ni celui d'un palefrenier ni celui d'une musicienne, mais d'être bonne-épouse-et-bonne-mère et si possible, bonne ménagère, laborieuse et économe ; non une vie, mais un poncif.

J'avais de la suite dans les idées, et de l'entêtement.

Je redemandais mon piano et mon poney, à chaque occasion : Noël, Pâques tant qu'on y était, mon anniversaire, une bonne note...."Que veux-tu ?", me demandait-on - "un piano et un poney", répétais-je à satiété.

On n'eut pas le sadisme de me fournir en piano jouet et en poney en peluche, histoire d'alimenter ma frustration ; mais on m'informa habilement qu'un poney c'était pour la campagne, que nous étions en ville et que le jardin serait bien trop petit. L'argument était logique, je remis le poney à l'époque lointaine et incertaine du "quand je serai grande"...

Et je m'accrochai à mon piano, jusqu'au jour où mon père en eut assez.

Il tapa du poing sur la table et tonna :" ma petite fille, un piano ça coûte autant de sous qu'un poney, les leçons c'est pas donné, tu nous emm.... avec ton piano, d'abord moi je travaille à l'usine, ces outils-là c'est chez les bourgeois que ça se trouve t'as qu'à les-y laisser ! Chez nous on joue pas du piano ! non mais regardez-moi ça qui veut péter plus haut que son cul !"

j'ai baissé le nez. J'avais compris. Je n'étais pas de ces petites filles qui avaient droit à la musique. Déjà mes livres, fallait voir comme ça les agaçait ! alors la musique !

Je ne parlai plus de mon piano. J'en vins même à penser qu'en effet ce n'était pas "pour les gens comme moi", la musique, et à traiter de fils-à-papa et de fi-fille-à-sa-maman ceux de mes camarades qui avaient ce bonheur. Je découvris les Sex-Pistols, qui valaient bien le concerto en ré mineur BWV974 de Bach (d'après Marcello), et je réclamais, évidemment, une "gratte" pour mes 15 ans, dont je n'ai jamais joué bien entendu - elle avait trop le goût du lot de consolation !

Les années passèrent, l'âge ingrat aussi heureusement, et l'envie si bien enfouie d'un piano à moi finit par resurgir, oh, tout doucement, timidement....Dans les dépôts-vente où je cherchais des livres, j'en avais vu parfois, mais c'était cher, en effet ; et je n'ai pas vraiment changé de milieu. J'ai quitté la ville pour la campagne, fini par avoir un poney (mais pas shetland - l'histoire ce sera pour plus tard)), et j'ai échangé l'avenir prolétarien qu'on me promettait et dont je ne voulais pas pour celui, sans doute très enviable, de locataire du quart-monde rural, douce ironie. Ni bourgeoise ni à l'usine, et ça me fait une belle jambe, tiens.

Les années passèrent. Au fil du temps l'Homme, lui, après m'avoir successivement cassé les oreilles avec :

- une guitare

- des flûtes irlandaises (tout un fagot !)

- une guimbarde

- un violon

- un paquet d'harmonicas

- quelques percussions,

finit par s'engouer de l'accordéon, diatonique s'il-vous-plaît, avec quoi il triture valses, scottishs et mazurkas avec un bel entrain - tout en courant les bals folks et autres antres "trads" avec vaillance. Soit.

Et voici qu'un jour, discutant avec Madame l'Epouse de Monsieur-le-Maire-de-chez-nous, il s'entend demander de quoi je joue, moi ; dialogue :

"- Anne joue-t-elle aussi de l'accordéon ?"

"- Oh non, elle aurait préféré le piano."

"- Le piano ? Vous en voulez un ? La commune dispose d'un piano dont elle ne se sert pas et qui nous encombre ! Un don il y a vingt ans...."

"- Je vais lui poser la question...."

D'où ma réponse spirituelle du début de l'article.

Si je le voulais, ce piano ? et comment ! Ah ça n'a pas traîné ! Et vas-y que je bouge les meubles ! que j'achète une méthode ! que je mobilise des bras pour bouger le bastringue !

Le piano trône désormais dans la pièce principale de notre habitation, ciré, frotté, réparé, accordé. Prêté à titre gratuit par l'association culturelle locale, mais peut-être pourrais-je un jour le racheter, je suis la seule à en jouer...

Et quand je me suis assise enfin, après plus de trente ans d'attente, devant les petits signes noirs de la partition que je ne savais pas encore lire, je vous le jure :

j'ai chialé.

4 commentaires:

  1. merci pour ce moment, typiquement "toi", une histoire de vie comme tu me les as toujours confié et que j'aime à lire autant qu'à entendre (et oui! pour ma part j'ai une voix, et des attitudes, à mettre sur ces mots! la chance!!)- mots doux, mots rêves maltraités d'enfants, mots bruts, langue coulante, personnelle, écho de milliers de pages lues, ni blonde, ni économe, ni mère, mais bonne ménagère et désormais musicienne, je t'aime fort. e

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  2. Parce que votre note m'a fait monter les larmes, et que les histoires de piano c'est comme les histoires d'amour c'est triste et beau en même temps

    Il était une petite fille...et son piano
    "Maman, maman comme j'aimerais faire du piano."

    "Encore une de tes lubies qui ne durera que quelques temps. Comme tout ce que tu entreprends!"

    "Mais j'étudie le solfège depuis longtemps et c'est moi qui ait demandé!"
    Pourtant personne ne joue de la musique dans la famille?

    Et ainsi demanda-t-elle souvent, profitant des moments de pardon de ses parents après certains orages violents. Perverse jouissance de la violence!

    Ses parents lui offrirent un violon et les cours qui vont avec, pour assouvir son désir de jouer de la musique. Mais la petite fille ne voulait pas jouer du violon.

    "On dirait un chat qui crie quand on lui a marché sur la queue. De toute façon, mon violon n'a pas d'âme. Elle s'est cassée quand l'étui s'est ouvert" De quelle âme parlait elle?

    " Si tu passes en 6ème, tu auras un piano mais pas un trop cher. Nous n'avons pas les moyens"

    Et la petite fille trouva un jour, au sous sol, un magnifique piano. Le plus beau à ses yeux. D'une essence de bois veiné et miel, avec 2 chandeliers en laiton accrochés sur les côtés. Les touches étaient en ivoire, jaunies par le temps et tous ces doigts posés, pour lui donner une âme. Elle y posa les siens. Et malgré certaines notes qui n'émettaient pas de sons, malgré les gammes qui jouaient faux, elle adopta son piano et en fit son meilleur ami. Tout le monde disait de lui qu'il était inaccordable, mais elle s'accordait bien avec lui.

    "Tu sais, il fait froid au sous sol. Pour jouer, je mets des gants coupés et je travaille dur aux exercices que me donne ma prof. Tout le monde rie et se moque de cette musique fausse et hoquetante, mais moi, je joue dans ma tête et j'apprends dans mes doigts. Et quand je suis triste, en colère ou en plein ennui, je m'installe devant lui et je joue pendant des heures avec lui. Toujours les mêmes musiques, toujours les mêmes exercices. Je n'en connais pas beaucoup et je n'apprends pas vite. Mais ce n'est pas grave, c'est mon espace de vie à moi toute seule. Et je n'ai plus besoin de cris pour sortir ma détresse, ma joie ou ma colère. Je l'ai lui. Oh! comme je le fais souffrir parfois, frappant les touches de toutes mes forces dans une horrible cacophonie. Mais très vite, je m'adoucis en jouant le coucou ou une valse. Je crois que sans lui, je mourrais!"

    Comme elle est excessive parfois! D'après ce que je sais aujourd'hui, elle a obtenu un nouveau piano qui ne sonne pas faux et elle va son chemin dans le monde de la musique, sereinement et en paix, même si ses progrès ne sont pas ceux d'une virtuose.
    publié sur un de mes blogs en septembre 2005

    un autre texte publié en novembre 2006
    Piano...
    Il est loin mon piano...Je l'ai donné quand j'ai quitté ma maison. Pas sur un coup de tête pourtant, pas sans y avoir longuement réfléchi! Il ne pouvait me suivre là où j'allais habiter, et j'ai bien essayé de le vendre mais personne n'en voulait. Et j'ai bien essayé de le prendre mais personne ne voulait le porter jusqu'au 4ème étage sans ascenseur! Il n'était pas de valeur, sauf pour moi qui le trimballait depuis plus de 20 ans, de déménagements en déménagements.
    Mais cette fois pas d'autre solution que de l'abandonner. Je sais qu'il est en bonne place dans un foyer de jeunes en difficultés, dont l'éducateur venu le chercher, m'a dit qu'il servirait.

    Mais aujourd'hui il me manque. Compagnon de tant de joies, de temps de peines aussi, exutoire bienveillant de mes rages et de mes colères, quand mes doigts s'abattaient violemment sur ses touches pour lui faire chanter ma hargne. Musique plus contrôlée, application des notes, laborieusement ordonnées, pour finir en un simple accompagnement de ma voix, pour chanter!

    Mes 3 enfants s'y sont agrippés, pressés de se tenir debout, ils s'accrochaient au clavier, tout étonné de l'effet que leur petite main produisait! Une fois la surprise passée, quelle joie de laisser les doigts taper sur ce meuble bizarre qui faisait tant de bruit! Il en a vu mon piano, des mains couvertes de confiture, de nutella, de biscuits écrasés, ou de terre, encrasser le jeu de ses touches blanches.

    Il a chanté souvent sous des doigts virtuoses autre que les miens qui n'étaient que laborieux. Un plaisir de l'écouter se révéler sous d'autres mains, par d'autres âmes musiciennes.

    Aujourd'hui en remontant la clef d'une petite boite à musique retrouvée dans la chambre de mon fils, j'ai entendu le premier morceau connu qu'il m'avait été donné d'apprendre pendant mes classes pianistiques: "Lettre à Elise" de Beethoven. Sans grand intérêt musical, mais qui m'a donné envie de poser de nouveau mes mains sur son clavier...et de chanter.

    Mais mon piano n'est plus avec moi et le petit clown, boite à musique m'a donné envie de pleurer.



    Voilà en écho pianistique à votre note si joliment contée...je vous souhaite beaucoup de plaisir avec votre piano!

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  3. et moi donc!
    une corde de piano m'enlaçant le cou, je l'ai senti étrangler un tremolo ...
    quelle histoire à jouer debout!
    (tiens, je viens de voir passer le sosie du métèque à la gueule enneigée de barbe à papa...véréidique!)
    comme quoi, un désir qui piaffe sous tes doigts depuis 30 ans...c'est du allegro mais fortissim

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  4. Eh oui, ma Dom, c'est la preuve que si on croit assez à ses rêves, un jour ils sont en face de nous....

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allez, dites-moi tout !