jeudi 7 mars 2013

Une vie



Robert Doisneau

Elle danse dans le soleil sur le chemin, un petit panier à son bras. Dedans, une pomme, du pain, du fromage, dansent à son rythme. Elle va à l'école, pour apprendre. Elle aime ça, apprendre, et plus tard elle aussi, elle sera maîtresse d'école. Alors, on lui dira «  Madame », et on l'estimera, parce qu'elle sera instruite.

Elle rêve, sur le chemin de calcaire blanc éblouissant et sec du soleil déjà fort d'avril. Elle a huit ans, dix ans, douze ans, et elle rêve. Sa vie, elle la dessine au-dedans d'elle, et ça lui donne des ailes. Comme elle sera intéressante, sa vie de maîtresse d'école, comme elle aura de la chance ! Elle ira danser à la Mairie le soir de la distribution des prix, elle aura de jolies toilettes, elle ira au chef-lieu tous les ans pour présenter ses « grands » au Certificat !

Elle rêve, et sa vie se déroule comme un ruban chez la mercière, une vie de satin ondoyante. Bien sûr, « on » la demandera, et elle se mariera, dans une belle robe blanche. Elle aura des enfants, des enfants jolis et polis, pas des galopins railleurs comme ceux des fermes du hameau, non, des enfants « de ville », c'est ça qu'elle aura. Et elle danse son rêve, sur son chemin d'écolière. Elle a l'âge des grandes espérances.

Seulement, il y a la vie. La vie, c'est pas comme dans les rêves. La vie vous envoie traire les vaches quand on voudrait lire encore un chapitre, la vie vous fait frotter le carreau, rincer les torchons....La vie, qu'est-ce que c'est agaçant !!

Elle a quatorze ans, et c'est la guerre. C'est aussi l'âge du Cours Supérieur, celui qui prépare au Brevet, et après le Brevet, on peut entrer à l'Ecole Normale. Elle rêve encore...Mais quatorze ans, c'est aussi la fin de l'obligation scolaire. Il va falloir qu'elle « gagne », a dit le père. C'est la guerre, et ses sœurs ont des petits qu'il va falloir nourrir....Ses sœurs aussi, au même âge, ont dû « gagner », alors, il va falloir fermer ses livres. Elle a le cœur bien gros...mais il n'y a rien à dire, quand le père a parlé. Même la Maîtresse, même le Maire, n'ont pas pu le convaincre !

Elle regarde son rêve qui s'éloigne sans elle sur le chemin de soleil où elle dansait naguère. On ne l'appellera pas « Madame ». Elle ne sera qu'un prénom : «  Marie, avez-vous fait les vitres ? », «  Marie, as-tu « donné » aux poules ? ». Son avenir lui fait peur, il n'y a pas d'issue. Elle frottera, ce sera son destin. Son rêve s'étiole aux jours de grande lessive, son rêve se meurt au quotidien. Elle ne danse plus que du balai et du torchon.

Les années passent, et son rêve n'est plus que le soupir qu'elle pousse quand elle repense à son enfance. Ses enfants se moquent d'elles, eux qui ont pu apprendre. Elle est restée godiche, comme la gamine qui rêvait tellement à sa gloire qu'elle n'a pas pensé à se garder de la vie qui la guettait au passage....la sale vie, si différente de celle qu'elle aurait dû avoir, de sa « vraie » vie....

Elle rêve dans les romans de trois sous, elle rêve la vie des autres : elle ne peut plus rêver la sienne. Pourtant, quelque part au fond d'elle est encore une enfant qui dansa jadis, sur un chemin blanc de craie écrasé de soleil, la joie de croire que la vie était pleine de promesses, une Aventure à vivre.

Qu'elle est lointaine, cette enfant ! Il semble qu'elle vienne d'un ancien Monde, d'un Temps si passé, qu'il n'est que de la légende....Et elle sourit parfois, pour elle seule, avec tendresse, à cette petite fille naïve qui espérait, et qui avait la Foi. Ah, si on lui avait permis.....

Mais on ne lui a pas permis, et elle non plus, elle ne s'est pas permis. On n'affronte pas la parole du Père. Alors, comme on ne sait plus rêver, on devient Femme de Devoir, plus ou moins résignée, et on jalouse celles qui se donnent licence de suivre leur chemin : dévergondées ! Mais, en secret, parfois, elle se dit qu'elle a été bien bête, bien peureuse, qu'elle aurait dû....faire quelque chose, tandis qu'il était temps ! Après tout, elle aurait pu la réussir, sa vie !

Seulement, jamais elle n'a osé, puis un jour il était trop tard. Et sous la défroque de la Femme de Devoir, danse, toute petite et oubliée, une écolière en tablier à carreaux qui a eu, un jour, des rêves.

Qu'elle danse, cette petite fille-là, qu'elle danse encore longtemps dans le soleil du printemps !! Elle ne sait pas qu'elle est la seule consolation, et sans doute la seule vérité, d'une très vieille dame rabotée par la vie, et qui n'a jamais su trouver la serrure de sa cage.

Anne, 7 mars 2013.



42 commentaires:

  1. Elle a permis à sa fille d'ouvrir la sienne... peut-être...

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  2. Ouep! Le "Saigneur" dans son infinie bonté dosait avec soin l'abnégation, vitale aux moins nantis, souvent, des femmes, quel curieux hasard!

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  3. "Le Ruban Blanc" de Michael Haneke.
    Beau film auquel ton billet me renvoit.

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    1. Je ne l'ai pas vu, je le note ; j'irais voir ce qu'on en dit !

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  4. Que c'est beau, Anne que c'est beau!!!
    Quelle écriture... merci

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  5. Quel beau texte Anne !
    Je manque de mots pour te dire ce qu'il a fait remonter en moi...

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    1. Merci, Framb' ! Celui-là, je ne pouvais pas ne pas l'écrire...combien il y en a eu, de ces destinées-là !

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  6. Métamorphose en soi-même. Au-delà de soi, l'autre soi qui attend... Silencieusement elle murmure jusqu'au cri qui lui manquait et que vous lui offrez aujourd'hui. Accomplissement. loyauté.
    Bouleversant...

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  7. Texte poignant et très bien écrit! C'est vraiment malheureux de rappeler que des millions de jeunes filles ont eu leurs rêves brisés à jamais, à cause de l'immonde bêtise!
    Bonne fête Anne, malgré tout! Il faut continuer la lutte!

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    1. Merci, Mokhtar ! Oui, il faut continuer, le monde a besoin de petites filles dansant sous le soleil l'Espoir de leur avenir.

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  8. Presque l'histoire de ma petite maman. Ah si je te la racontais, tes yeux se remplirait de larmes. Et pourtant, à 87 ans, elle pourrait, maintenant, te mettre plein d'étoiles dans les yeux et un sourire sur tes lèvres...

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    1. Nos mères ont quasi le même âge, Lou, et ont sans doute eu des vies assez proches....Tellement de femmes ont été condamnées à de tout autre destin que celui de leurs rêves ! Par contre, toutes ne savent pas forcément "tirer le meilleur du pire".... Heureuses celles qui l'ont pu ! :)

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  9. Tes petits bijoux littéraires méritent d'être réunis dans un recueil de nouvelles. Je sais que ça viendra. Les ocreries n'ont qu'à bien se tenir!

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    1. MAGNIFIQUE hommage à la liberté
      sait on jamais qui elle est?
      cette autre nous même hors les sentiers battus, cette fôllasse des feuilles pleins les cheveux, des chants plein les oreillers
      de l'ardeur contre vents et mariées

      Laure Adler dit que "les femmes qui lisent sont dangereuses" et que celles qui "écrivent vivent dangereusement"....ne serait ce qu'elles sont libres?

      qu'en penses tu ma sorrina?

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    2. OUI !! Ô combien !!!! Bises ma Dom !

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  10. Ah, c'est malin, tu me fais chialer.

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    1. ça me donne une bonne occasion de te faire un gros bisou consolateur...... :))))

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  11. http://www.youtube.com/watch?v=KLQwfR5teyg

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  12. ducon la joi3 y Sberg12 mars 2013 à 23:12

    j'ai toujours pas lu ton texte, mais je t'envoies quand même ce message :

    http://www.youtube.com/watch?v=BAzm0eEANMQ

    essentiel! do not be so glOOmy bébi!

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  13. Oh la terrible et surprenante odeur de viande qui meurt
    c’est l’été et pourtant les feuilles des arbres du jardin
    tombent et crèvent comme si c’était l’automne…
    cette odeur vient du pavillon
    où demeure monsieur Edmond
    chef de famille
    chef de bureau
    c’est le jour de la lessive
    et c’est l’odeur de la famille
    et le chef de famille
    chef de bureau
    dans son pavillon de chef-lieu de canton
    va et vient autour du baquet familial
    et répète sa formule favorite
    Il faut laver son linge sale en famille
    et toute la famille glousse d’horreur
    de honte
    frémit et brosse et frotte et brosse
    le chat voudrait bien s’en aller
    tout cela lui lève le cœur
    le cœur du petit chat de la maison
    mais la porte est cadenassée
    alors le pauvre petit chat dégueule
    le pauvre petit morceau de cœur
    que la veille il avait mangé
    de vieux portefeuilles flottent dans l’eau du baquet
    et puis des scapulaires… des suspensoirs…
    des bonnets de nuit… des bonnets de police…
    des polices d’assurance… des livres de comptes…
    des lettres d’amour où il est question d’argent
    des lettres anonymes où il est question d’amour
    une rosette de la légion d’honneur
    de vieux morceaux de coton à oreille
    des rubans
    une soutane
    un caleçon de vaudeville
    une robe de mariée
    une feuille de vigne
    une blouse d’infirmière
    un corset d’officier de hussards
    des langes
    une culotte de plâtre
    une culotte de peau…
    soudain de longs sanglots
    et le petit chat met ses pattes sur ses oreilles
    pour ne pas entendre ce bruit
    parce qu’il aime la fille
    et que c’est elle qui crie
    c’est à elle qu’on en voulait
    c’est la jeune fille de la maison
    elle est nue… elle crie… elle pleure…
    et d’un coup de brosse à chiendent sur la tête
    le père la rappelle à la raison
    elle a une tache
    la jeune fille de la maison
    et toute la famille la plonge
    et la replonge
    elle saigne
    elle hurle
    mais elle ne veut pas dire le nom…
    et le père hurle aussi
    Que tout ceci ne sorte pas d’ici
    Que tout ceci reste entre nous
    dit la mère
    et les fils les cousins les moustiques
    crient aussi
    et le perroquet sur son perchoir
    répète aussi
    Que tout ceci ne sorte pas d’ici
    honneur de la famille
    honneur du père
    honneur du fils
    honneur du perroquet Saint-Esprit
    elle est enceinte la jeune fille de la maison
    il ne faut pas que le nouveau-né
    sorte d’ici
    on ne connaît pas le nom du père
    au nom du père et du fils
    au nom du perroquet déjà nommé Saint-Esprit
    Que tout ceci ne sorte pas d’ici…
    avec sur le visage une expression surnaturelle
    la vieille grand-mère assise sur le rebord du baquet
    tresse une couronne d’immortelles artificielles
    pour l’enfant naturel…
    et la fille est piétinée
    la famille pieds nus
    piétine piétine et piétine
    c’est la vendange de la famille
    la vendange de l’honneur
    la jeune fille de la maison crève
    dans le fond…
    à la surface
    des globules de savon éclatent
    des globules blancs
    globules blêmes
    couleur d’enfant de Marie…
    et sur un morceau de savon
    un morpion se sauve avec ses petits
    l’horloge sonne une heure et demie
    et le chef de famille et de bureau
    met son couvre-chef sur son chef
    et s’en va
    traverse la place de chef-lieu de canton
    et rend le salut à son sous-chef
    qui le salue…
    les pieds du chef de famille sont rouges
    mais les chaussures sont bien cirées
    Il vaut mieux faire envie que pitié. (j prévert)

    + en fait, vaut mieux faire pitié qu'envie, parfois, et ça dépend des circonstances, aussi, mébon, on est pas la pour tout calculer non plus. comme quoi, les assertions péremptoires............. c'est plus comme avant... quoique pire ? héhé!

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  14. poaime :

    je me souviens pas trop tous les détails
    c'était à un diné
    qu'ils effaceraient plus tard dans les mémoires
    grace au pouvoir

    ils allaient tuer quelqu'un

    moi, je m'en foutais
    je voulais être ailleurs
    parce que leurs gueules puaient l'absolution et le travail en tant que valeur de réalisation de soi pour le grand gourou caché

    j'avais envie de disparaitre
    de tuer l'autre brêle béhante
    de m'enfuir dans des draps propres...
    comme un petit sale qui fuit, mais EUX!!!

    ils voulaient que j'adhère!!!

    et c'est la raison pour laquelle j'ai fini arracher la petite cloche de la mère dupuy, l'autre nuit, sur la grève :

    http://www.youtube.com/watch?v=E0PF1zcyNqg

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  15. Pour elle, comme pour moi, c'est doux de se blottir dans l'écrin de tes mots.
    Merci Anne.
    Bises.

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  16. Superbe. Ne cache pas ton plaisir d'écrire, il est si présent dans la lecture.
    Merci à toi.
    Bien amicalement.

    Roger

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  17. http://www.youtube.com/watch?v=g-oLmOm9vk0

    ;)

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  18. jp (l'ironie, c'est le refuge des faibles)22 mars 2013 à 12:25

    tous mes mots sont comme une impossibilité débile

    je ne souffre pas

    l'agir est un serpent

    le courage est une femme en rut qui veut du sang

    les étoiles sont peut-être déjà mortes

    je ments

    la sincérité est un piège dans lequel on se cherche sans se trouver sinon dans le socle alors consacré en tant que sacré par le CHOIX

    les meuble se délavent

    parfois, je peux encore aimer, mais si je le dis ici, ils se débrouilleront bien pour enculer mon amour un de ces jours

    alors je me dis : "rien à foutre, aimer, c'est aussi prendre des risques, quitte à tuer l'objet de ton coeur par ta seule ambition..."

    le piège est dieu, vous, les chambres propres
    le linge entreposé par des êtres humains dans les petites pièces faites exprès dans les hotels dont les miurs filment vos ébas 24 heures sur 23 heures 56,
    à l'hp ou à l'hopital général

    pi y'a les douches
    le savon en bouteille plastique
    les infirmières espagnoles qui me prennent pour un fasciste parce que je m'habille en noir
    comme ben

    et moi

    je suis juste un clébard

    mais je peux te pisser dessus en tirant la langue
    et aller chercher ton courrier quand le factueur passe
    en remuant la queue

    mais tu m'auras pas :

    http://www.youtube.com/watch?v=noyITU1IEuI

    (voulais te foutre le "i got nothing i got shit", la version du metallic 2XKO de 73 ou 14, mais ça passait pas... mais en même temps, cette version de "open up and bleed" valait bien la pein d'exister, selon la mesure , me semble, alors je n'ai pas d'ironie, mais au moins, je t'aime!

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  19. J'avais le même rêve mais il s'est réalisé et je mesure ma chance a l'aune de l'émotion que ton texte m'a provoqué.
    Merci pour cette belle rencontre. Je reviendrai.

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  20. jean-philippe laffitte25 mars 2013 à 20:11

    quand je pisse sur un escargot
    moi et mon orgueil de verge
    malgré le givre de l'hiver...

    je ne pleure plus

    quand les herbes ont disparu
    parce que c'est la nuit
    et que je tamponent de mes godasses sur le sol qui absorbe le petit leg de cerveau qu'ils m'ont laissé de sa démarche en mon rebond si étroit (dans ce qui reste de ma tête)

    je marche encore
    avec cette écharpe autour du cou

    je suis mort
    le froid
    la nuit

    je marche dans le froid sans avoir froid, mes os guident mes pas

    ma charpente morte qui me tient debout

    je suis seul
    seul
    seul comme un...

    sac plastique dont la membrane est arrachée par les épines d'un buisson ardent
    la nuit

    et j'ai envie de me coucher
    mais il faut lutter

    contre le vent et le froid
    grace au crédit banquaire
    vers une chocolatine.... demain matin

    et la solitude

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    1. Tsé, t'es vraiment un poète.
      ça, ça méritait bien ton nom, le vrai.

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  21. vais me réfugier dans un croissant de meurtre
    en compagnie de mes potes clodos agonisants...

    (sincère)

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  22. entre nous, anne :

    "font chier"

    bise

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  23. je crois que je vais devenir clochard, car ils me font tous chier. tous

    au fond, lhp, c'est pépère...

    les ostis de profs donnent des leçons

    mais à la cantine
    y'a toujours de quoi baffrer

    bref








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  24. Ben on attend la suite !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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allez, dites-moi tout !