dimanche 21 juin 2009

Bernard h



Bernard (8)

Bernard ruminait tout ça entre sa piaule d'hôtel et le Foyer, au milieu des gars qu'il voyait se débattre dans un quotidien dont n'aurait voulu aucun de ceux qui les avaient condamnés. De boulot de merde en boulot de con, il se disait Bernard que non, non vraiment, il ne se voyait pas cela comme seul avenir, il n'allait pas vivre ça des années durant, à misérer ainsi sans véritable espoir. Bernard n'était le plus souvent que regard et silence, et David s'inquiétait de plus en plus de voir le changement qui s'opérait en lui, se lisait de plus en plus clairement dans son regard, où passaient tour à tour l'angoisse, la tristesse, et la fixité d'oeil des bêtes fauves qui épient et qui chassent. Bernard réfléchissait, en soi ça n'aurait pas été une inquiétude ça pour David, mais il réfléchissait seul, et taisait tout. Rien ne sortait de cet homme-là, et David, mal à l'aise, nourrissait de sombres pressentiments sur l'avenir de sa recrue. Avec les autres membres de l'équipe d'encadrement, ils en discutaient parfois dans le bureau, s'interrogeaient. Tous ceux qui avaient essayé de sonder Bernard s'étaient cassé les dens. Docile, il faisait ce qu'on lui demandait de faire, et se taisait. Même les autres gars se tenaient à distance. Il dérangeait.

Ainsi, jour après jour Bernard pesait ce monde à son poids de misère et d'ordure, et le mettait en balance avec son existence précédente, certes ni rose ni facile, pesante et déshumanisante, infantilisante et stérile, mais claire et sans surprises, quoique solitaire et aberrante. Claire, oui, car là il avait su ce qu'il était et ce qu'il valait, et où était sa place en face des autres hommes. Dehors il ne savait plus Bernard, et l'image de lui-même qu'on le forçait à contempler quand il se confrontait aux autres, il ne pouvait la supporter, ni l'admettre, et n'était pas sûr de savoir comment la changer. Ce devoir qu'on lui avait imposé, consistant à prouver qu'il avait mérité sa rédemption en courbant l'échine dans une vie incertaine, désormais réintégré à la place qui d'avance avait été prévue pour lui, il peinait de plus en plus à le remplir. Le soir, immobile devant sa fenêtre à regarder la ville vivre en dessous de lui, il ruminait Bernard, et peu à peu une évidence se manifestait à lui : ça ne pouvait pas durer, il faudrait que quelque chose arrive, et qu'il retrouve ses certitudes, cette espèce de quiétude qui naît lorsqu'on n'est plus déchiré de questions, parce qu'on a enfin posé ses propres définitions. Il ne voulait plus, Bernard, de tout ce brouhaha dans son crâne, de ce sol incertain sous ses pieds, de ces journées harassantes à courir derrière juste de quoi survivre. Que d'autres se disputent ces os. Sa place n'était pas ici.

Mais la vie de bête traquée qui avait été la sienne dans le passé, avant qu'il ne plonge pour ces deux interminables décennies, il n'en voulait plus non plus Bernard, ce n'était plus vers cela qu'il avait envie d'aller. Le temps avait passé, il n'y avait plus de filles jeunes et faciles pour lui, elles étaient désormais dans un autre univers, ne le regardaient plus, et lui, capables de sentiments mais incapable désormais, à jamais, de les dire, de qui aurait-il été aimé ? Le seul amour qu'il pouvait encore recevoir, Bernard, et il le savait, c'était celui qui se paye, celui des gestes, triste prestation physique qui n'engageait personne dans les méandres anxiogènes des sentiments. Josie était bien loin dans le passé, c'était fini ce bref temps où il avait connu les bras d'une femme autour de son cou, les mots sussurrés à l'oreille, la chaleur, la tendresse et toutes les caresses qu'une femme peut épandre autour de l'homme dont elle est éprise. Plus pour lui, tout ça, enterré à jamais, quelque part, avec sa jeunesse qui n'avait su construire aucun lendemain. Il n'aurait plus su, désormais, prendre une femme dans ses bras, tendrement, ni prendre une femme, tout court. Vingt ans de branlettes à la sauvette devant du papier glacé avaient à jamais détruit pour lui la possibilité de voir autre chose dans une femme qu'un idéal inatteignable ou un simple objet de jouissance, et si son sexe se manifestait encore, mécaniquement, de temps à autre, ce n'était plus qu'un dérangement purement physiologique dont il se débarrrassait distraitement au moyen des gestes appropriés, comme on se mouche, sans y accorder plus d'attention que cela, juste pour être soulagé ; il avait fini par rejoindre certains des philosophes antiques Bernard, sans le savoir, et vivait désormais dans la connaissance intuitive de la solitude humaine, absolue, définitive. Il n'y aurait plus pour lui ces miroirs où contempler ses propres contours, que sont les yeux d'un être cher. Il n'avait pas même un chien Bernard, il n'avait pas voulu, il se sentait tellement fragile, il ne voulait pas, si quelque chose arrivait, laisser derrière lui quelqu'un qui eût pu souffrir de son absence.

Alors voilà, ce monde-là, il ne pouvait pas, le "milieu", il ne voulait plus, que restait-il ? Il envisagea lucidement la question Bernard, il savait qu'il n'y avait pas trente-six solutions : intégrer ce monde et ses valeurs, rejoindre la marge dont il sortait, mourir, ou trouver moyen de mourir sans mourir, et retourner au monde qu'il avait quitté, dont il connaissait tous les rouages et où il savait survivre. Il fallait choisir, choisir maintenant, et pour la première fois, vouloir vraiment.

(à suivre)

5 commentaires:

  1. La Trappe, Anne, il est mûr pour le couvent...
    PP

    RépondreSupprimer
  2. Bernard est sorti de prison comme "endormi"...sans réaction que celle d'être écrasé par une nouvelle solitude encore plus glaciale que la première ..la peur au ventre
    et là sous nos yeux il se réveille retrouve son passé et ses douleurs anciennes ... plus fragile que jamais... et il fait face à ce présent qui ne lui facilite rien ..l'avenir ? integration ou pas? et comemnt faire affronter ?
    On a peur pour lui

    bin voilà ton récit m'agrippe
    Vivement la suite
    Bon Début de semaine Anne

    RépondreSupprimer
  3. Merci Lyse ; la suite vient doucement.

    RépondreSupprimer

allez, dites-moi tout !