jeudi 18 juin 2009

Bernard e



Bernard (5)

David était venu le chercher, et il en eut de la reconnaissance et du soulagement. Il avait compris, David. Il s'empressa d'aller ouvrir, et le geste encore tout neuf de poser la main sur une poignée de porte le fit frissonner. Il se passa de l'eau sur le visage, se sentit mieux, et il suivit David. Il ne savait pas s'il avait vraiment envie de rencontrer les autres gars du Foyer, des taulards il en avait déjà bien assez vu, il n'avait jamais été à l'aise dans les rencontres Bernard, il n'aimait pas trop l'idée d'être "le nouveau", seulement comme il n'avait pas le choix il allait bien falloir qu'il y passe, et en même temps, il était un peu content de n'avoir pas le choix. Parce qu'il sentait bien qu'il ne savait pas vraiment choisir, Bernard, sinon il n'aurait peut-être jamais fait de taule, va savoir... Il se posa la question, pour la première fois peut-être, se demanda ce qu'il avait déjà vraiment choisi, dans sa vie ? Il avait le sentiment confus que c'était peut-être ça qui le différenciait des autres gens, ceux qui n'avaient jamais marché de guingois. Eux, ils savaient choisir, ils savaient ce qu'ils voulaient. Lui aussi avait su ce qu'il voulait : du fric. C'était sur la question du "comment" que s'opéraient les choix, peut-être, et c'était là qu'il avait dû faire le faux pas. Mais maintenant ? Qu'est-ce qu'il voulait lui Bernard ? Il ne savait pas. Il n'avait plus de vouloir, ou pas encore. Il essayait juste de se reconnaître dans un présent angoissant, n'allait pas plus loin que sa faim et son sentiment de sécurité. Il allait manger, et rentrer se terrer dans "sa" piaule, et essayer d'étrangler sa peur avant qu'elle ne l'étouffe. C'était tout ce qu'il voulait Bernard, il ne voyait pas plus loin que ça. Il marchait à côté de David, silencieux, les yeux au sol, et ne faisait même pas attention au chemin emprunté, suivait, passif, si bien que David l'interpella :
- "Ho ! Bernard ! Regarde un peu où on va ! Je vais pas faire le cornac à perpète hein ! Faudra rentrer tout seul comme un grand ce soir !"

Ça le secoua Bernard, une angoisse le prit de se perdre "dehors" et il devint plus attentif, se fit répéter l'adresse de l'hôtel, s'accrocha, remit ses questions à plus tard. Elles l'embarrassaient du reste, lui donnaient le vertige. C'était pas croyable d'ailleurs comme il pouvait avoir mal au coeur, aujourd'hui. Il se remit derrière ses yeux et tenta de se donner des points de repères pour pouvoir rentrer.

Le Foyer logeait dans un petit immeuble miteux qui fermait une courte impasse. Pas très large, pas très haut. La porte poussée, un hall microscopique desservait, juste en entrant, à gauche une grande pièce utilisée comme réfectoire, suivie d'une cuisine, à droite un bureau, et hébergeait, au fond, l'escalier qui rejoignait les étages, et des chiottes. Les chambres étaient en haut, primitivement ça avait été prévu pour dix lits, et il y avait en plus une ou deux chambres d'hôtel pour ceux qu'on ne pouvait pas loger, le Foyer était plein, il avait fallu déborder un peu le règlement, rajouter des lits dans les chambres, et même refuser du monde, Bernard avait eu du bol qu'on lui garde une place. A leur arrivée un petit groupe d'hommes fumaient devant la porte, et dévisagèrent Bernard rapidement, subitement silencieux. Ils se saluèrent d'un signe de tête, David présenta Bernard, qui serra des mains, entendit quelques prénoms, tenta de les retenir. Chacun savait ce qu'était l'autre et d'où il venait, c'était sans surprise, restait à savoir ce que valait chacun. Voilà, ça il connaissait, un monde d'hommes où chacun a sa place, selon ce qu'il est. Il respira mieux, tout en restant sur ses gardes.

Ils entrèrent, David présenta Bernard à Dédé-la-Tambouille, le cuistot rigolard, à ceux qui, déjà attablés, se racontaient leur journée en attendant la soupe, ça causait et ça rigolait, ça vivait autour de cette table et Bernard, assis et silencieux, attendit que Dédé apporte la grande marmite fumante dont l'odeur lui creusait le ventre. Il avait faim, "là-bas" on mangeait tellement tôt. Il se sentait vidé, Bernard, cette journée semblait interminable, tout était trop neuf, et penser au lendemain l'épuisait. Il observait, parfois on lui parlait, il répondait, brièvement, en homme qui sait ne pas s'étendre plus qu'il ne faut. Il appréciait ce qu'il mangeait, même simple ce repas était meilleur que ce qu'on lui avait servi jusque là, et puis surtout, c'était chaud. Après le repas certains sortirent fumer sur le pas de la porte, d'autres s'attardèrent à causer, une télé dans un angle recueillait quelques regards distraits, et Bernard, fatigué, n'aspirait plus qu'à rentrer. Il chercha David pour prendre congé, apprit l'heure du petit déjeuner le matin, salua et sortit. La nuit était tombée, et Bernard sentit l'angoisse monter tandis qu'il se tenait face à la sortie de l'impasse, être dehors et libre c'était déjà beaucoup, l'être la nuit l'impressionnait davantage. Il n'avait plus l'habitude de la ville la nuit, Bernard, craignait de ne pas retrouver son chemin, et le Foyer éclairé derrière lui, c'était comme un havre de sécurité dont il peinait à s'éloigner. En même temps il avait conscience des regards des gars dans son dos, silencieux, ils savaient ce qui le traversait à cet instant, ils étaient tous déjà passé par là, forcément, et lui savait qu'il fallait qu'il s'en tire seul, qu'à cet instant tous le jaugeaient. Il inspira un bon coup, releva son col et d'un pas assuré, dos arrondi et les mains dans les poches, entra dans les lumières de la rue.

(à suivre)

9 commentaires:

  1. Anne, Je n'arrive pas à lire un récit sur l'écran. Je ne sais pas pourquoi, pour rentrer dans le déroulement d'une histoire, j'ai encore trop besoin de l'objet livre. J'aime cependant beaucoup ton écriture, dans toutes ces facettes d'ailleurs, elle est très vivante, elle me donne l'impression de te connaître un peu. Je me fais une idée de toi en tout cas - j'ai peut-être tout faux :)

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  2. Oui, je comprend ça Carole, au début ça m'a fait drôle aussi ; une astuce, mais gourmande en papier, serait tout simplement que tu imprime les articles en question...ainsi, cela te deviendrait lisible.
    Eventuellemnt. Cela te rapprocherait d'un support qui t'est familier.
    Pourquoi aurais-tu tout faux ? Simplement, chacun de nous n'est connu que sous un seul angle par chacun des autres - nous n'avons jamais qu'un morceau d'une personne, c'est cela qui est frustrant ! non ?

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  3. J'ai une préférence aussi pour les pages d'un livre qu'on tourne, l'odeur du papier , le toucher ..alors je me suis permise d'imprimer tes pages pour les lire ailleurs que devant mon ordinateur
    Tu sais Anne quand je te lis ca me rappelle les échanges professionnels que j'ai eu avec des éducateurs ou des trvailleurs sociaux ...tu es tellement proche de la réalité de ces sortants du milieu carcéral

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  4. Merci Lyse ! oui oui, promènes-les mes mots, pas de souci...!
    Ce que tu me dis me fais TRES plaisir, parce que...je ne me suis servie que de mon empathie et de quelques échos, pour écrire cette histoire ; tu comprendras mieux dans l'article qui suivra la publication de "Bernard", qui est en préparation.

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  5. Pas très dispo ces derniers jours je viens de lire les trois derniers posts d'un seul trait et... j'attends la suite! la bizz à toi et à Bernard...

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  6. Terrible. L'angoisse est carrément palpable. Et si écrivais un livre, un vrai ?

    L'oiseau

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  7. Pourvu qu'il n'arrive rien à ce pauv'Bernard dans la nuit...
    Ah, choisir ou se laisser porter; on peut se mettre dans ce cas sans aller jusqu'en prison...
    quoi que... il y a beaucoup de formes de prisons.
    La suite SVP
    PP

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  8. L'oiseau : tu n'es pas le premier à me le dire ! j'ai surtout peur de manquer de souffle -ceci dit, j'aimerais savoir combien de pages prendraient ces textes, imprimés.
    Et je n'écris "vraiment" que depuis 2007, avant c'était des petits trucs d'une page, pas plus, dont je n'étais - évidemment - jamais contente.

    Pomme : Oh, oui, il y a beaucoup de formes de prisons ! Et y même pas besoin de nous pousser pour qu'on s'y mette...

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