vendredi 19 juin 2009

Bernard f



Bernard (6)

Marcher dehors, la nuit, dans la ville éclairée. C'était à la fois fantastiquement beau et terrorisant. "Et si j'me fais braquer ?" Cette pensée le fit ricaner. Autrefois il avait fait partie de ceux qu'il redoutait aujourd'hui. Puis il se dit qu'il sortait de taule nom de dieu, il saurait bien encore casser la gueule à celui qui le chercherait hein, et il se redressa. Ne pas donner l'impression qu'on redoute quelque chose. Il marchait vite, retrouva ses repères avec tout de même quelques hésitations, s'engouffra enfin dans l'hôtel avec soulagement. Il rejoignit son troisième, se coucha et tenta de dormir. Malgré sa fatigue le sommeil le fuyait, il repassait cette journée éprouvante en revue, il n'en revenait pas Bernard, le matin encore il était en cellule. Qu'allait-il se passer maintenant ? Il ne sombra que très tard et rata le petit déjeuner le lendemain matin. Quand il arriva au Foyer on le chambra un peu, mais Dédé lui servit tout de même un café, il en restait, puis avec David ils discutèrent de l'emploi de sa journée. Et Bernard entra de plain-pied dans le quotidien ardu des ex-détenus. Inscription à l'A.N.P.E., il n'avait pas beaucoup de qualifications Bernard, qu'allait-on pouvoir lui proposer ? Et qui allait bien vouloir l'employer ? Inscription dans les boîtes d'intérim, longues stations de palabres dans la salle du bas du Foyer, avec les autres, triste troupeau de rebuts "en réinsertion". L'angoisse, sournoise, restait vissée à ses entrailles et il avait toutes les peines du monde à la tenir en respect.

La vie s'organisa, de petit boulot en petit boulot, d'attente en attente, de démarches en recherches, entre espoir et découragement, et Bernard ne s'habituait pas. Tout allait trop vite dans ce monde-là, tout était froid, vide et indifférence, et ces gens qu'il croisait à longueur de journée, ceux qui jamais n'avaient connu le côté des parias, restaient pour lui "les autres". Il n'était pas, il ne serait jamais de la même espèce, impossible. Il restait un étranger, dans sa propre ville au sein de ses semblables, il ne se vivait pas comme l'un d'entre eux, ne trouvait pas sa place parmi eux, et eux ne seraient jamais ses pareils, ces gens qui ne savaient rien du monde des reclus, de ces oubliés de derrière les murs, tombés un matin en trois lignes dans les journaux, rejetés à la périphérie des vies, perdus à la conscience publique. Morts sans être morts. Bernard sentait cela avec une acuité croissante. En lui l'angoisse et la colère montaient parallèlement. Le monde qu'il avait quitté, avec ses fauves et ses matons, l'avait lassé, et celui où il entrait n'avait pas plus de valeur à ses yeux, marqué qu'il était du sceau de l'hypocrisie. En taule au moins tout était clair, pas de confusion possible, les salauds clairement identifiés d'un côté, et ceux qui les gardaient de l'autre. Les chasseurs et leur gibier, presque semblables, si proches d'être si éloignés les uns des autres. Dehors tout était falsifié, les sourires, de commande, les pensées, cachées, et la moindre place, ardemment disputée. Le dégoût avait rattrapé Bernard, et chaque journée qui commençait, une fois dépassé l'émerveillement des premiers jours de liberté, exhalait l'écoeurement. Il n'était pas né à une nouvelle vie, Bernard, il avait quitté le bagne pour la galère, se demandait si c'était vraiment un progrès, et s'il n'avait pas fait un marché de dupes, échangeant le purgatoire pour l'enfer.

Il en bavait tellement pour gagner trois sous Bernard, qu'il commençait plus ou moins à se dire qu'il fallait être un con ou un héros pour supporter un quotidien pareil. Quand il passait devant une banque il se rappelait, Bernard, les filles, le fric facile, les fiestas où l'argent vous brûle les doigts...et la suite, aussi : les garde-à-vue, les fouilles au corps, les insultes. La prison. Cet endroit censé vous retourner un bonhomme pour en faire un agneau bien soumis, à force de misère, de chagrin et de solitude.
(à suivre)

12 commentaires:

  1. on dirait bien que tu sais de quoi tu parles. Je me trompe ?

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  2. En tout cas c'est très bien écrit, et ça, crois-moi, j'apprécie !

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  3. Euh...heureusement, oui Jorge, tu te trompes ! Mon casier judiciaire est à peu près tout ce que j'ai su garder de vierge (:D !). Je t'engages à ne pas rater l'article qui suivra la publication de "Bernard"...
    Merci de ton appréciation sur mon écriture, j'y mets du mien, je suis bien aise que ça te plaise.

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  4. Mais moi aussi, comme Jorge je me suis posé la question... mais du côté des sauveteurs.
    Cependant, je me demande dans quelle mémoire vous allez puiser tout ça.
    Parce que, j'ai eu l'occasion de rencontrer une femme qui s'occupait d'offrir un "lieu" à l'abri de la pluie et du vent avec café chaud à des SDF , des sortis de taule et autre mis de côtés de la société et ce que vous écrivez me fait penser à ce qu'elle racontait..
    Bon, ben, c'est pas tout ça... pendant que je discute, le reste n'avance pas ...
    A bientôt
    PP

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  5. alors bravo tu as de de l'imagination. Et quand à l'écriture, oui je maintiens qu'elle est de bonne qualité, ce qui n'est pas si ordinaire de nos jours.

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  6. Je confirme ma première impression : c'est drôlement bien écrit...

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  7. PS : Merci pour tes com sympathiques sur miettes. C'est fermé, tu l'as remarqué ! j'avais envie de tout autre chose. ça va se faire doucement. Amitiés

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  8. Carole : c'est très gentil de suivre ce pauvre Bernard ; balayées, les miettes ? vive la suite, alors...j'attends avec faim !

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  9. On accompagne Bernard dans sa recherche..il est dur le chemin de la réinsertion quand on est , casi, livré a soi.. .dur de ne pas baisser les bras, de garder espoir ..de ne pas céder à la tentation de reproduire les actes du passé

    Encore une fois je suis étonnée de la justesse de ce que je lis (et c'est toujours aussi prenant)
    Merci anne
    et ..une petite bise en passabt

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  10. Juste pour carole
    tu permets Anne ?
    Carole j'ai faim aussi (sourire)

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  11. Pour donner un sens à sa vie...il lui manque une rencontre (?)...
    bizz
    j'attends la suite avec impatience !

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  12. Lyse : oui, je permets, hihi ! il est bien secoué, ce pauvre Bernard...
    Rénica : va savoir...l'autre est-il une panacée ?

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allez, dites-moi tout !