Bernard (2)
La peur lui tomba dessus à l'angle de la rue, brutale, au moment de tourner le coin, quand il fut soudain dans une rue plus passante. Tétanisante. Il se figea net, le coeur battant la chamade, la bouche sèche, les jambes molles. Des voitures passaient nombreuses, et leur bruit le happa comme une bête à l'affût passe à l'attaque. Il recula jusqu'à sentir le mur derrière lui. Il ne se souvenait pas d'autant de voitures, et puis ce n'étaient plus les mêmes. Il avait vu le monde changer, à la télé, mais de se trouver tout-à-coup immergé dans ce monde-là, qu'il ne connaissait que derrière le verre de l'écran, l'emplissait d'une peur panique. Il était tout entier réfugié derrière ses yeux. Des gens passaient, indifférents ; ils n'étaient pas vêtus comme ceux qu'il avait laissé vingt ans plus tôt, dans ses souvenirs. Il regardait. La première femme qui passa lui fut un choc. Depuis des années il n'en avait plus croisé, alors forcément... les femmes, ça avait fini par ne plus être tout à fait vrai, à force de n'exister que dans l'écran de la télé ou le papier glacé des revues pornos que les gars se refilaient, et celle-là était là, juste devant lui, il pouvait sentir son parfum alors il n'en revenait pas, Bernard, d'être de retour dans un monde où il y avait des femmes, et une sensation oubliée depuis longtemps le fit frémir. Il la suivit des yeux, longtemps, parce que c'était la première.
Il s'aperçut que ces gens qui passaient étaient sans regard, leurs yeux le croisaient sans le voir vraiment. Là d'où il venait, lui Bernard, le regard était tout : celui omniprésent des matons, celui des autres gars, et il fallait ne rien laisser échapper de soi-même, tenter de comprendre qui était l'autre et ce qu'il était, savoir de quoi il était capable et prévoir ce qu'il allait faire, deviner sa pensée. "Là-bas", il n'y avait que des regards pointus, acérés, en scalpel, qui disséquaient très vite l'adversaire, juste glissés entre deux paupières mi-closes, brièvement : on ne fixait personne "là-bas", c'était signe de défi et ça finissait mal. Seuls les caïds regardaient droit. Là dans cette rue les gens étaient comme aveugles, Bernard leur était transparent, ou leurs yeux glissaient sur lui sans surprise, passifs. Il en fut soulagé dans un sens, il avait craint que sa provenance ne se lise sur lui comme sur une affiche placardée, mais non, non, il avait l'air normal pour eux Bernard, juste un bonhomme un peu bizarre voilà tout, et ça lui fit plaisir. On ne pouvait pas savoir. Ou alors, c'est que les gens peut-être étaient peu perspicaces, mais de toute façon le résultat était le même : il était comme tout le monde, voilà. C'était bon ça, ça lui faisait du bien. Il put repartir. Il continuait de s'étonner. La ville avait beaucoup changé, et il avait l'impression d'arriver sur une autre planète où tout ressemblerait au monde dont il se souvenait, sans pour autant être semblable.
Il était saisi de vertige à l'idée de pouvoir aller et venir à sa guise. Il pouvait marcher, marcher encore, droit devant lui, personne ne l'arrêterait pour lui demander de se justifier, il n'avait plus de permission à demander pour se rendre où il voulait et il en était grisé. Il venait enfin de retrouver la liberté, là, seulement là, et c'était une sensation plus qu'étrange : étrangère. Il se dit qu'il pourrait même aller voir la mer, s'il voulait, comme tout le monde, ça lui faisait drôle, pendant tant d'années il n'avait plus pensé à l'été ni aux vacances, "là-bas" l'été ça ne voulait plus rien dire, si ce n'est un peu plus d'inconfort. Il s'aperçut qu'il marchait plus vite, et plus droit. L'angoisse était pourtant là encore, mêlé à cette espèce d'allégresse qui l'empoignait, et il se sentait fragmenté, il se perdait à lui-même Bernard, un peu paumé. Etourdi aussi. Les gens le croisaient, pressés, rapides, et leur rapidité même était un étonnement pour lui, qui venait d'un monde sans temps et presque sans rythme, sans hâte en tout cas. Vers quoi couraient-ils ainsi ? La tête lui tournait, il y avait trop de vitesse et de monde autour de lui, il s'en sentait oppressé, il n'était pas sorti depuis une heure et il en avait déjà marre Bernard, il avait envie d'un endroit clos où il serait seul, il avait envie de regarder tout ça de derrière une fenêtre, bien à l'abri, dans le silence. Il avait un peu mal au coeur, ne savait plus où poser son regard, et prit le parti de regarder le sol devant lui. Il allait un peu au hasard, un peu vers un but, il fallait bien qu'il y arrive à ce Foyer, il allait essayer de trouver une cabine téléphonique et appeler ce gars, là, David, qui l'avait visité ces derniers temps ; sa seule balise, il lui avait dit : " quand tu sors appelle-moi, on te casera".
Mais il n'y avait plus de cabines, et il s'aperçut que tout le monde avait un téléphone portable en main : et les gars comme lui alors, ils faisaient comment ? Quand il en trouva une il fut décontenancé : elle n'était pas à pièces, et puis, il n'y comprenait rien, à cette machine. Il constata qu'il était complètement hors du coup, qu'il avait tout à réapprendre, et ça lui foutait les jetons. Il hésita un bon moment avant d'oser adresser la parole à quelqu'un, demanda le bureau de poste le plus proche, il lui fallut interroger plusieurs personnes avant d'avoir son renseignement, et il se perdit plusieurs fois en route, mais enfin il y arriva. Il était essoufflé et fier de lui, avait l'impression d'avoir réussi une dure épreuve. Il se fit expliquer le fonctionnement des appareils et appela David.
(à suivre)
Mais on ne peut plus non plus téléphoner dans le bureaux de poste, maintenant???
RépondreSupprimerJ'ai été comme lui un soir à Paris, rue de Rennes, besoin urgent de téléphoner, pas de portable, plus de cabines.
Et pourtant je ne sortais pas de prison; juste de ma campagne...qui parfois... bon bref...
J'attends la suite.
PP
Ouais, excellent ! Encore ! Encore !
RépondreSupprimerL'oiseau
Pomme : normalement si ?
RépondreSupprimerL'Oiseau : Oh, te biles pas...tu vas être servi !
Et bien je vais me répéter tu écris rudement bien. Captivant comme un bon roman
RépondreSupprimerQuelle richesse de détails qui n'ennuient pas, bien au contraire
Tu devais, petite, être comme cette adorable petite fille de ma vidéo qui a tant d'imagination. Ca doit être terrible cette liberté toute neuve pour ton personnage .. de s'apercevoir, qu'à l'exterieur, certains repères sont perdus ...et qu'il doit réapprendre ..même l'été
Merci, Lyse ! Oui, petite, j'étais comme elle. Mais moi, personne n'écoutait mes histoires ; il n'y avait que moi, pour moi.... Quel bonheur c'est, vous tous qui lisez. Quelle vie vous m'offrez. Comme l'eau sur la plante, au décours de la saison sèche.
RépondreSupprimerMerci.
J'imagine la détresse de ce type tout seul, dans un monde qu'il ne reconnait plus...C'est bien vu !
RépondreSupprimerDétresse, oui ; qu'on trouve "moral" de fabriquer, en plus, comme si ce n'était déjà pas leur inadaptation qui les a menés où ils sont !
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