mercredi 24 juin 2009

Bernard l



Bernard (12)

La suite s'enchaîna comme prévu, trajet sirènes hurlantes, extraction brutale, garde-à-vue, fouille au corps, rudoiement, bourrades, il attendait le passage à tabac bien saignant Bernard, mais ils se continrent, pourtant il avait tiré vers eux, il se dit que ce serait peut-être pour plus tard, ça ne l'amusait pas plus que ça de se faire arranger le portrait mais c'était dans les règles, il savait qu'il allait plonger, il n'avait plus qu'à serrer les dents et attendre la suite, après tout c'était cela son choix. Ils étaient dans leur rôle, et lui dans le sien. La cruauté certes n'était pas utile, mais elle faisait partie d'eux et de leurs traditions, comme de tirer sur, ou vers eux, faisait partie de celles des truands. Chacun son film, chacun ses licences vis-à-vis de la Loi.

Il subit la fouille au corps en serrant les dents, avec le même dégoût qu'à chaque fois, il n'avait pas fini d'y avoir droit à ce petit jeu là, et il se demandait bien Bernard, pourquoi on n'avait pas encore trouvé moyen d'éviter ça aux gens, aussi déchus qu'ils puissent être. Pensait-on vraiment, en haut-lieu, que ce type d'humiliation était nécessaire pour leur apprendre qu'ils avaient désormais perdu toute valeur, au point même que quiconque puisse s'arroger le droit de forcer leur intimité ? Il fallait être de sacré pervers pour maintenir en l'état une investigation corporelle aussi répugnante, aussi arriérée, pour n'avoir pas cherché, et trouvé, un moyen technique d'obtenir le même résultat de sécurité en évitant à des personnels de se souiller à cette ordure, et aux prévenus, aux détenus, d'expérimenter ad nauseam cette atteinte à la dignité humaine, car somme toute, même avilis dans le crime ou rebelles à la Loi, ceux qu'on traînait ici, menottés, battus parfois, restaient quand même encore des hommes, et n'auraient jamais dû avoir à subir cette horreur. La révolte grondait en Bernard tandis qu'il se mettait nu, qu'on lui prenait ses vêtements et qu'il se penchait, écartant ses fesses et toussant, obligé d'exhiber son anus dans une posture avilissante pour qu'on puisse vérifier qu'il ne cachait rien, même là. Une fois de plus, il se félicita de n'être pas une femme, se dit que ce devait être bien plus choquant et abject à subir, pour une femme, cette sorte de viol légal, car parfois il y avait pire que le simple examen visuel, ceux qui la ramenaient trop, les drogués ou les agités, risquaient l'examen digital, il avait eu de la chance jusque là Bernard, ça lui avait été épargné aussi ça, mais aujourd'hui va savoir ? Et il se répéta que oui, pour une femme, se sentir fouillée par ces mains inquisitrices, maintenue de force, devait représenter tout de même une sacrée épreuve.

Rhabillé, il répondit à toutes les questions qu'on lui posa, sauf à celles concernant son arme, il était réglo Bernard il avait pas signé chez les indics. Il tut aussi les raisons de son acte, disant seulement qu'il avait eu envie de se faire une belle vie. Il n'arrivait plus à se raconter Bernard, et puis qui l'aurait compris ? Il avait appris à ne pas demander d'aide, et puis, il ne savait même plus le faire de toute façon. Il n'avait pas su, pas pu dire à David déjà ce qui le hantait, alors à des flics... Le contenu de son sac, étalé sur un bureau, les avait laissés pantois, les flics. Le paquetage était complet, vêtements et accessoires, jusqu'au rouleau de papier toilette et aux enveloppes timbrées. Il n'y aurait plus qu'à déposer Bernard à la maison d'arrêt la plus proche, il était paré, il ne manquerait de rien de ce qui pouvait lui être utile, on voyait qu'il avait de l'expérience le gars. L'un des policiers émit l'opinion qu'avec un sac comme ça, on pouvait presque penser qu'il avait prévu son arrestation Bernard. " Ben voyons ! et mise en scène aussi pendant qu'on y est ?", blagua un de ses collègues rigolards. Le flic, un jeune nouvellement débarqué dans l'équipe, à peine sorti de l'école, se tut. Mais il jeta sur Bernard un long regard soutenu, pensif. Quelque chose ne collait pas avec ce type-là, il se posait des questions ce flic, ça arrive des fois dans la police. Son intuition lui criait qu'il pouvait ne pas être loin de la vérité, que leur braqueur avait cherché à se faire prendre. Interrogé, Bernard se contenta de répondre qu'il avait prévu de partir, après. Les fichiers, consultés, leur avaient tout appris de son passé, sa carrière de petit braqueur, cette balle fatale qui l'avait envoyé vingt ans à l'ombre, et sa libération six mois plus tôt. Un dur ce mec-là, y avait qu'à voir le chargeur qu'il avait vidé sur eux, et les sarcasmes tombaient sur la tête de Bernard silencieux : "Eh ! T'as perdu la main coco ! Faut penser à te recycler ! T'as pas été foutu de faire mouche une seule fois pauvre nase !"

Et Bernard, qui n'avait surtout pas voulu atteindre qui que ce soit et se félicitait de la tournure des évènements, amusé, esquissa un sourire, qu'il retint. Le jeune flic qui s'était fait chambrer surprit ce sourire et se mit à gamberger. Qui pouvait vouloir la prison, et pour longtemps encore, au point de faire en sorte de tomber, exprès ? Car il était certain, désormais, que Bernard avait cherché à se faire arrêter. Certes il avait vidé son flingue, mais trop manifestement à côté, " Un gars comme ça, avec ce passé-là, ça doit savoir tirer", se dit-il, et ils se demanda quels ennemis Bernard pouvait bien avoir envie de fuir, pour qu'une longue peine de prison lui semble la meilleure protection possible. Ou alors ce type était dingue. Mais il venait de se faire chambrer, et garda ses réflexions pour lui. Il était encore tellement jeune et inexpérimenté, le dernier dans la hiérarchie en plus, il pouvait se tromper, après tout. Pourtant, ce sac, complet.... Secouant la tête d'incompréhension, il prit le parti de s'absorber dans ce qu'il avait à faire, laissant les autres s'occuper de cet étrange braqueur. Il ne sut jamais que ce que Bernard venait de fuir par ce moyen tordu, c'était l'inadaptation, ce fruit vénéneux des trop longues réclusions et des vastes solitudes. Ce braquage à trois sous,c'était un suicide social, simplement. Ce n'était plus la société cette fois qui le repoussait, c'était lui qui s'en extrayait, sciemment, et c'était encore différent de son entrée dans la marginalité, du temps de sa jeunesse, suscitée à l'époque par bien d'autres motifs.

La garde-à-vue se déroula comme il se doit, quand on lui donna le droit d'appeler quelqu'un Bernard prévint David, pas content David il gueula un peu, il ne fut pourtant qu'à moitié surpris, et promit à Bernard de le visiter en taule, d'écrire, il ne le perdrait pas de vue. C'était tout ce que voulait Bernard, il remercia. Il savait que David tiendrait parole, ça lui fit du bien : quelque part il comptait au moins pour quelqu'un. Puis on le déféra, il écouta distraitement un bonhomme insipide lui notifier sa mise en examen et sa mise en détention préventive jusqu'à son procès, parler d'avocat commis d'office, il s'en foutait Bernard de tout ça, il attendait la suite, il laissa parler. Avec les nouvelles lois sur les peines plancher, tout ce qu'il savait Bernard c'est qu'il allait bouffer, et que ça lui laisserait du répit avant de replonger dans ce paquet de boue aux codes incompréhensibles qu'on appelait "La Société", où l'absurdité, la bêtise et l'injustice servaient de norme, assaisonnés de cruauté.

On l'écroua en compagnie de son sac Bernard, et quand le fourgon cellulaire le cracha sur le sol de la cour de la prison, il inspira un bon coup d'air, allons, pendant longtemps il ne se promènerait plus dans les rues, tiens merde il avait oublié d'aller voir la mer, mais c'était tout ce qu'il regretterait Bernard, sa main sur une poignée de porte qui s'ouvre sur l'agitation des rues, le reste il s'en foutait. Il s'aperçut qu'il avait enfin cessé d'avoir peur Bernard, peur d'être le paumé qui ne comprend rien au monde qu'il a devant les yeux, peur de ne pas être à la hauteur, peur des autres, aussi, à qui il ne savait plus rien dire de ce qui bouillonnait en lui. La peur l'avait quitté, d'un coup, et aussi toutes ces questions qui lui donnaient le vertige. Voilà, de nouveau le monde était sans surprise, les salauds d'un côté, clairement identifiés, et Bernard avait sa place parmi eux, et de l'autre le monde "propre", hypocrite et "pur" de ceux qui avaient su ne jamais tomber... Il respirait mieux, soulagé. Ici il n'aurait rien à prouver, il savait où était sa place, il savait ce qu'il était, et il savait y vivre. Il suivit la procédure normale, greffe-intendance-paquetage, suivit les gardiens bien sagement, on le mettait à l'isolement Bernard, parce qu'il avait tiré, il s'en foutait, au moins il serait seul dans son caveau. Les gardiens le reconnaissaient, hochaient la tête avec commisération, "Ben enfin ! Laurent ! Vous n'auriez pas pu faire un effort ?" Ce qui les choquait, surtout, c'était son sourire et son salut, à Bernard, il avait presque l'air heureux d'être de retour, ça les sciait ça, les gars.

On le poussa dans une cellule tellement "habitat insalubre" que ça en devenait risible, lit-chiotte-lavabo, en ciment la couchette, et pas large, et juste en face une tablette sur laquelle poser un bouquin, une assiette, une feuille blanche. La fenêtre, en hauteur et bardée de plusieurs épaisseurs de protections anti-évasion, laissait tomber un jour blafard et triste. Il fit sa couchette, habitué, paisible, prit son temps, il n'aurait plus que cela désormais Bernard, du temps, tout le temps qu'il voudrait, à passer du mieux possible. S'allongea, il avait faim mais il avait raté le repas à cette heure-là, il en prit son parti. Les bruits familiers de la prison le rassérénaient, il se détendait enfin Bernard, et il ferma les yeux dans un grand soupir de soulagement. Il avait réussi, il était heureux.

- " Bon dieu", se dit-il en s'étirant d'aise, " Bon dieu, ça fait du bien d'être à la maison !"

Et il s'endormit.

FIN

[Anne, 30 Octobre 2008]

5 commentaires:

  1. Eh, oui, Home sweet Home...
    Et homme, où est ta place???
    Ca donne à penser....
    Bon, c'est pas tout ça... Genèse, maintenant!
    Belle journée
    PP

    RépondreSupprimer
  2. Ta nouvelle est simplement magnifique. C'est un grand talent que tu possèdes.

    Bisettes
    L'oiseau

    RépondreSupprimer
  3. Il faur être bien abimé pour préferer la prison et ses humilations au monde exterieur..
    à moins qu'y retourner soit le seul moyen qu'il ait trouvé pour ne pas donner encore plus bas

    L'incapaité à se reconstruire trop esquinté par la vie ? La peur de reproduire des actes encore plus horribles que ceux qui l'avaient poussé en prison ?


    Une nouvelle pleine d'humanité ..j'ai beaucoup aimé .... qui nous renvoie en pleine face comment on peut détruire l'autre par nos actes, notre indifférence..passivité
    et si on cassait tous les bocaux aux poissons? :-)
    Y a du boulot !

    RépondreSupprimer

allez, dites-moi tout !